Petite musique d'ambiance :


https://www.youtube.com/watch?v=uo2Hb6h4qe4


Avec Stalker, on élargit le cadre du Miroir. Les questions existentielles se posent maintenant à l’échelle de l’humanité. Et rien d'étonnant pour un tel sujet, que d’envoyer trois types que tout oppose se balader dans une zone hostile, à la recherche d’une vérité absolue. Il y a ici quelque chose de « En attendant Godot » de Beckett. Le genre de pièces où tu sens bien que l’objet de l’attente ne surgira jamais, si ce n’est depuis le coeur de ceux qui patientent et interagissent.


Bref, là où Le Miroir se focalisait principalement sur une femme, et les dommages collatéraux de son mal-être, ici on parle du mal-être de l’humanité. Et de la faculté éventuelle de l’homme d’y remédier à travers ses choix, ses expériences et ses réflexions.


Découvrir le sens des choses, ou devenir meilleur et utile au monde, ce que recherchent ces hommes dans la zone, ne serait possible que si l’on s’oublie sincèrement. C’est en tout cas, selon moi, le postulat du film. Sortir de soi pour mieux se voir - et mieux voir le reste - c’est ce que la zone, et intrinsèquement le guide, tente d’apprendre aux invités. Par son austérité, et son glauque merveilleux - et là visuellement on touche au sublime, je ne sais que dire d'autre - la Zone tente d'abord de les désespérer. Pour qu’ils renaissent ensuite - c’est le projet en tout cas - dans un Climax final. Et en multipliant ses méandres, elle fait la promotion des détours. Elle explique à ses invités que les détours sont nécessaires. « Avancer c’est avoir peur, reculer c’est avoir honte », c'est là tout le problème des détours. Ils sont plein de honte et de peur. La zone tente donc de donner le timing, pour mettre l’homme à l’épreuve dans le cadre d’une sérénité nécessairement inquiétante. Dans une ambiance qui finit par ôter la honte, en étouffant l’égocentrisme - en mettant l’homme progressivement face à soi, et non plus en soi. Et dans une ambiance qui permet d’apprivoiser la peur, par la force de l’expérience, et du lâcher prise en milieu hostile. Une ambiance censée mené à un nouvel état, où l’on aurait plus peur de la honte, et plus honte de la peur. Un État où l’on serait capable d’agir sans attendre le jugement. Et d’enfin y voir clair.


La Zone n'en est pas une pour le guide. C'est un lieu de confort. Qu'il est le seul à comprendre, ce qui le désespère. Dans son lit, dans l'avant-dernière scène, dans ce monde redevenu noir et blanc, le guide se désole de ne plus pouvoir croire en la rédemption des hommes. Ils ne comprennent rien. Or il a voué - et voue toujours - sa vie à l’espoir que les hommes comprennent un jour ce qu’il a lui-même compris. Mais pourquoi n’emmène-t-il pas sa femme dans ce cas-là ? Pourquoi a-t-il peur qu’elle échoue elle aussi ? L’espoir qu’elle comprenne ne devrait-il pas obscurcir ses propres peurs à lui ? Ne devrait-il pas s’oublier, et laisser à l’autre sa chance, en prenant le risque d'une désillusion finale ? Dans le fond, inconsciemment, il tient à son contrôle davantage qu’au bien commun. Parce que quand même, dans les yeux de l’écrivain, dans la dernière scène du bar, j’ai vu une lumière moi. Une résurrection. Une compréhension. J’y ai cru en tout cas. Et j'en ai vu les prémices quand, portant à sa tête une couronne d'épines, il a dit au guide qu'il ne lui pardonnerait pas. Parce que pardonner, ce n'est pas comprendre. Le pardon empêche de réellement accepter. Le pardon mène à la tolérance, étymologiquement équivoque de la douleur.


Mais le guide, lui, n'a pas regardé tout ça. Il a peut-être simplement du mal à accepter que les choses puisse se passer autrement qu’il ne les pense. Il se projette dans la réussite des autres, falsifiant son abnégation, et cède inconsciemment à l’égocentrisme qu’il reproche pourtant. Il n’accepte rien d’autre que ses méthodes routinières. Les détours qu’il impose le rassure, le protège de la peur et de la honte. Le protège de la zone elle-même. Ce sont de faux détours. Les autres - l’écrivain et le savant - ce sont eux, malgré tout, qui font les vrais détours, et qui à chaque fois, face à la honte ou le danger, comprennent quelque chose sur eux-mêmes. Le guide le dit lui-même, qu’il n’a pas le droit de rentrer dans la chambre. C’est logique, la zone n’a aucun intérêt à autoriser cela. C’est un guide de qualité, elle et les autres en ont besoin. Finalement, le guide est celui qui comprend le plus de choses, mais qui ne sera jamais atteint par la grâce. Condamné à être un lien entre l’homme et la lumière, il est un médium tragique. Il ne jettera jamais sa bombe désamorcée dans l’eau, et ne videra jamais son sac sincèrement. Une fois seulement, il montre ce qu'il a vraiment au fond, ce pourquoi il fait tout ça.


"C'est la seul dignité qu'il me reste. S'il vous plaît, ne me l'enlevez pas"


Il ne veut pas qu'on vide son sac.


Quand les autres vident le leur, par contre, il le remarque. Et il les félicite, sans vraiment comprendre cependant. Cela forme un tout solide, où le réalisateur est à la fois le guide et l’invité. Comme si Tarkovski était un quatrième personnage réunissant les qualités de chacun - du guide, du savant, et de l’écrivain - à la fois lucide, en proie au doute, honteux, peureux, apaisé et curieux. Comme touché par la grâce du bonheur amer. Une sorte de point triple, comme en thermodynamique... je me demande d’ailleurs dans quel état s’est retrouvé Tarkovski en finissant ce film. Son bouquin me donnera peut-être une réponse à ce sujet.


Quoi qu’il en soit, pendant ce temps-là, le guide ne pense pas à sa fille. Le handicap ici, ne sert pas à faire pleurer dans les chaumières. Il est une métaphore. La fille est un personnage décisif selon moi. La scène de fin est littéralement renversante. On observe un être négligé, mais d’une puissance sous-estimée, voir insoupçonnée - de par sa condition - une puissance représentée par cet étrange don de télékinésie. Et il y a quelque chose d’étrange, ambiguë, extrêmement malaisant, voire effrayant, dans sa manière de bouger les verres. On sent que la jeune fille oscille, entre la création et la destruction. Son visage penché contre la table est à la fois maléfique et séraphin. Il y a comme un abandon tragique dans cette scène, comme si cette jeune fille était sur le point de basculer, et que son père, focalisé sur ses entreprises contradictoires, passait à côté d’un moment critique. Ce pouvoir, qui apparaît dans cette dernière image presque traumatisante, nous fait comprendre que la puissance peut être partout mais souvent mises de côté. Que le potentiel de chacun est insoupçonnable. Et que les intentions que l’on attribue aux autres, où les faiblesses qu’on leur soupçonne, sont parfois le reflet, par association, de nos propres intentions, et de nos propres faiblesses.


Dis comme ça, le problème semble soudainement plus simple. Comme s’il suffisait de s’ouvrir, de sortir ses tripes avec sincérité, puis de bien regarder à l’intérieur, de soi et des autres, et de bien s’écouter. Comprendre d’abord les causes - qui remontent souvent en ligne directe vers l’égo - pour en tirer du sens. Et résoudre des énigmes telles que la suivante :



Vous parliez du sens... de notre... existence... du désintéressement de l'art... Disons, la musique. Elle qui procède le moins du réel, et si il y a un lien, il n'est pas idéel, il est mécanique. Un son sans signifiant, sans... sans associations mentales. Et ça ne l'empêche pas d'aller toucher miraculeusement au fin fond de l'âme. Qu'est-ce donc qui résonne en nous à ce qui n'est jamais qu'un bruit harmonisé, qu'est-ce qui le transforme en une source de plaisir élevé, et nous fait communier dans ce plaisir, et nous bouleverse ? A quelle fin tout ceci ? Et surtout, qui en a besoin ? Vous me répondrez: « Personne, voilà, c'est comme ça. "C'est désintéressé" ». Eh bien non. J'en doute. En dernier ressort et à bien y regarder, tout a un sens. Un sens et une cause.



C’est vrai que c’est plus simple vu comme ça. Suffit de trouver le sens et la cause. C’est juste là, à 200 m. Sauf que ça ne marche pas si on y va direct. Faut faire plein de détours. Des vrais détours. Et c’est même pas sûr qu’on y arrive, finalement. C'est pas garantie que l'on trouve un jour son loup, et que l'on en fasse un animal de compagnie. Et même là, c'est pas sûr que l'on comprenne le reste. Mais quand même, au fur et à mesure, on défriche:



Il n'est pas dans mon intention de faire ici la leçon à qui que ce
soit, ni d'imposer un point de vue. Ce livre n'a été dicté que par le
désir de défricher la jungle des possibilités qui s'offrent à un art
encore jeune et magnifique, toujours à explorer, et de m'y retrouver
moi-même aussi indépendant et libre que possible. - Tarkovski, Le Temps Scellé



C'est pour ça que l'espoir existera toujours.


EDIT: citations arbitraires


« L'art existe et s'affirme là où il y a une soif insatiable pour le spirituel, Une soif qui rassemble tous les êtres humains. L'art contemporain a fait fausse route quand il a remplacé la quête du sens de la vie par l'affirmation de l'individualité pour elle-même. Cette prétendue création prend un air suspect avec sa proclamation de la valeur intrinsèque de l'acte personnel. Car l'individualité ne s'affirme pas par la création artistique. Elle est au service d'un idéal. L'artiste un serviteur, éternellement redevable du don qu'il a reçu comme par miracle. Mais l'homme contemporain ne veut pas du sacrifice, alors qu'il est l'unique vrai moyen de s'affirmer. Il l'a oublié, et perd de ce fait peu à peu le sens de sa vocation d'être humain. » Le temps scellé p49, de Dédé Tarko

Vernon79
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le 17 août 2017

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Vernon79

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