Stalker est une oeuvre déjà bien avancée dans la carrière de Tarkovski. On peut même dire que celle-ci se situe à la fin de la filmographie du metteur en scène russe, qui mourra quelques années plus tard.
Tout d'abord, l'histoire de ce film est quand même incroyable. Stalker a été tourné deux fois. Malheureusement, et suite à des erreurs techniques, le film est perdu et Tarkovski en fait un infarctus. Un an de travail perdu, et la pellicule expérimentale Kodak est remise en cause. Cependant, le réalisateur n'abandonne pas son projet, le met en scène une seconde fois, en Estonie. Le film sera présenté au festival de Cannes, catégorie hors-compétition. Le metteur en scène russe y repartira avec une récompense spéciale.
Il est extrêmement compliqué de parler de cette oeuvre, tant le génie de Tarkovski éclate au grand jour et nous délivre un chef-d'oeuvre pur, écarlate comme les plus précieux des diamants peuvent l'être.
La complexité d'analyse du long-métrage réside dans le fait qu'il possède plusieurs niveaux de lecture possibles. Pour cela, il vaut mieux résumer toutes les techniques utilisées par Tarkovski, en faire une sorte de synthèse et ensuite tenter de mêler le tout, créer des niveaux d'analyse qui tiendront, me semble-t-il, la route.

- L'oeuvre de Tarkovski est un film lent, très lent. On est clairement dans le domaine du contemplatif. On n'est pas dans du montage clipesque. La mise en scène est faite de longs plans-séquences. Cette lenteur joue pourtant un rôle primordial.

- Tarkovski filme en noir et blanc, en couleurs et en sépia. Là-aussi, le rôle de ces trois techniques va être clairement important, puisque chacune possède une caractéristique propre.

- Les trois personnages principaux et leurs fonctions sont évidemment importantes. Le metteur en scène décide d'utiliser deux intellectuels. Deux personnes intelligentes et qui en font des êtres un peu spéciaux. Le Stalker quant à lui, est directement un être à part car, même s'il semble être moins cultivé que les autres, il a été choisi par la Zone pour servir de guide. Ce statut lui permet de s'élever à un niveau bien supérieur que celui de l'écrivain ou du scientifique. Ces trois personnes souffrent intérieurement. La Zone va avoir une influence différente sur leurs personnes.

- Un quatrième personnage est à prendre en compte. La fille du Stalker, être mystérieux, à part, et qui joue un rôle important. La relation de "Ouistiti" (la fille donc) avec la Zone est également très importante. Il est noter qu'elle est incapable de marcher.


Avec ces quelques éléments, on peut d'ores et déjà construire une analyse intéressante. Il est clair que le point central de l'oeuvre, c'est la Zone. Endroit étrange, où toutes les rumeurs les plus folles cirulent à son sujet.

- Si on analyse l'oeuvre à partir du mental des trois héros, de l'âme de ces personnages, on obtient ceci:

Le noir et blanc démontre que les personnages ne sont pas heureux. Le Stalker considère le monde réel comme une prison. Les deux intellectuels sont en proie au doute. L'écrivain et le scientifique remettent en cause tout ce qu'ils ont appris. Ils possèdent tous les trois un doute sur leur vie. Arrivé dans la Zone, le passage à la couleur signifie un renouveau pour eux. Une nouvelle chance. Le Stalker se sent enfin libre. Sa première phrase aux deux autres est la suivante: "Ca y est, nous sommes chez nous." Le Stalker n'est bien que lorsqu'il rejoint la Zone. Pour les deux autres, la quête de la Chambre des désirs leur permettrait de répondre à leur question, et d'enfin comprendre leur vie. Enfin, le sépia est tout simplement la signification des rêves du Stalker. Il se souvient de choses qu'il a déjà vécues. D'ailleurs le Stalker dit également ceci: "La zone est ce que notre état psychologique en fait."
Cependant, le guide n'a nullement accès à la Chambre, il n'a pas le droit d'y rentrer. L'écrivain renonce à y entrer. Et le scientifique veut détruire la Zone car elle consterne le physicien. Il ne peut pas comprendre qu'une chose ne puisse être expliquée par la science. Les sciences exactes se retrouvent par là face à une inconnue qu'elles ne peuvent résoudre. L'écrivain quant à lui renonce, par crainte de perdre au fond ce qui fait la force d'un artiste: son imagination, ses doutes et la possibilité de créer des choses. Si la Zone lui donne tout ce qu'il désire, quel sens pourrait-il donner à sa vie, pense-t-il ? Ils vont finalement se résoudre à dire que la Chambre des désirs n'est qu'une invention, qui permet de faire vivre et de faire espérer des gens comme le Stalker. Ce dernier dira que ces gens-là ne possèdent plus la foi à sa femme. Que toutes leurs craintes les empêchent d'y voir la possibilité d'une entité supérieure, capable de guérir leurs âmes et leur permettre de mieux vivre. Le choix des deux intellectuels est donc pleinement justifié car Tarkovski veut démontrer que la science et les artistes de masse ont perdu la foi, ne rêvent plus et ne croient qu'en des choses matérielles.

- Si on analyse le film à partir de la Zone, elle-même, si on la considère comme une entité vivante, on obtient ceci:

Le noir et blanc est tout ce qui se passe en dehors de la Zone. Ca n'a aucun intérêt. Pour la technique du Sépia, rien ne change. On est toujours dans les rêves du Stalker. Cette fois-ci, on pourrait presque parler que c'est la Zone qui interfère sur les visions du guide. Elle joue un rôle très important dans sa vie. Enfin, la couleur, c'est la Zone elle-même. Le lieu suprême, le paradis des Chrétiens. Là où tous les rêves sont possibles. Mais où la mort peut frapper à tout instant (les matériels militaires détruits, les carcasses de voitures,...). La Zone peut donner la mort. La Zone est une entité supérieure, une sorte de Dieu qui ne possèderait aucune apparence humaine. Un endroit qui décide de ce qu'il crée, de ce qui bouge, de ce qui advient des personnages. La Zone ne donne-t-elle pas un avertissement à l'écrivain, qui veut n'en faire qu'à sa tête ?
Et la Chambre des désirs ? Qu'y-a-t-il dedans ? Personne ne le sait. Est-ce le "cerveau" de la Zone, là où toutes les décisions y sont prises. Y existe-t-il une sorte de personnage aux traits humains ? Sûrement pas. La Zone est un monde dans le monde. Une planète différente sur la Terre. Rien ne fonctionne normalement. La Zone a ses lois. Il faut les respecter. La Zone n'a choisi que certaines personnes pour devenir des Stalker. Pourquoi? Une ébauche de réponse peut être apportée par le fait que le Stalker est quelqu'un qui souffre. La Zone ne laisse-t-elle pas passer ceux qui n'ont aucun espoir? L'écrivain en manque d'inspiration, le scientifique qui doute de la science à cause de la Zone et enfin le guide qui ne se sent bien nul part. De plus, le Stalker n'a aucune autre prétention de guider. Il ne peut rentrer dans la Chambre des désirs sous peine d'y perdre son statut. Souvenez-vous d'un autre Stalker, qui s'est pendu une semaine après avoir pénétré dans cette même chambre et formulé un voeu (matériel).

- Autres éléments :

La fille du Stalker: il est clair que celle-ci possède un rôle extraordinaire. La couleur est également liée à elle. Lors de leur retour, on a droit à quelques scènes qui se déroulent en couleur, alors que logiquement, ils ne sont plus dans la Zone. On comprend aussi que la femme du Stalker, leur connaissance s'est faite bien après que le guide n'aille pour la première fois dans la Zone. Elle le sous-entend. Leur enfant est une création de la Zone. La preuve en est: ses pouvoirs télékinésiques. On retiendra aussi le merveilleux plan où on croit que la fille est capable de marcher seule alors qu'elle est sur les bras de son père. Elle est certes handicapée pour les humains, mais elle possède des pouvoirs qu'aucun autre ne peut posséder. Ouistiti est un enfant de la Zone. Enfin, la fille est la preuve par A+B que les pouvoirs de l'âme, de notre raison sont bien plus fortes que les objets physiques et matériels. Bien plus forte également que le physique humain. D'où la capacité de pouvoir bouger des objets, de faire trembler la table,...

Le chien: le chien est incroyable car on sait très bien qu'il vit dans la Zone. Deux hypothèses rentrent en jeu. Il s'agirait probablement d'un survivant dans cette Zone. D'ailleurs, on le voit couché près d'un cadavre humain. Son ancien maître ? Probablement. Toujours est-il que ce chien possède également un côté mystique. Tout d'abord parce que le Stalker rêve de l'animal et ensuite parce qu'il a le droit de vivre dans la Zone. Le chien va adopter le guide, plus que l'inverse.
Ensuite, le chien ne marche-t-il par sur l'eau? N'est-il pas celui qui semble surveiller le Stalker et les deux autres personnages dans leur aventure. N'est-ce pas grâce au chien que la Zone accepte nos trois héros et plus particulièrement le Stalker. Ce qui expliquerait le choix du chien de suivre le Stalker en dehors de la Zone. Ce deuxième raisonnement me semble tout de même un peu plus incertain: le chien n'apparaît pas en couleur en dehors de la Zone et enfin, il semble craindre les pouvoirs télékinésiques de la fille.

Rapport à l'URSS - l'Occident: au début du film, on entend des bruits de chars et la Marseillaise. Symbole d'une libération ? On peut le penser, le noir et blanc représenterait l'URSS, un endroit gris, morose, que Tarkovski semble vouloir fuir pour l'Occident. La Zone représenterait l'Europe et serait synonyme de liberté. La fille incarne elle-même la liberté, une liberté plus que mentale que physique, toujours handicapée évidemment par le fait qu'elle ne peut marcher et par conséquent, qu'elle ne peut s'enfuir de l'URSS... Cela se ressent également dans certains des dialogues des personnages où dans les poèmes...

La lenteur du film est tout simplement là pour expliquer, démontrer que l'aventure de nos héros ne sera pas faite d'action trépidante. Rentrer au plus profond de son âme ou explorer la Zone qui possède ses propres lois ne se fait pas avec une arme à la main ou en conduisant une jeep. De plus, la lenteur est clairement une invitation aux téléspectateurs de faire le même voyage initiatique que les trois héros. Le spectateur, de cette manière, devient le héros du film.

Enfin, on terminera par deux anecdotes. On retiendra premièrement ce merveilleux plan du Stalker, de sa femme et de sa fille, marchant et où on voit en arrière-plan une centrale nucléaire. Visionnaire le Tarkovski ? On ne sait pas, toujours est-il qu'à Chernobyl maintenant, il n'y a rien à envier à la Zone. Deuxièmement, le film a connu une adaptation libre en jeu vidéo.

Conclusion: comme vous pouvez le constater, Stalker fourmille d'idées, de possibilités de lecture et risque de prendre au dépourvu de nombreux téléspectateurs. Cependant, il me semble qu'on assiste clairement à un énorme film, un chef-d'oeuvre capable de vous faire réfléchir, de vous transporter dans un autre monde, de peut-être changer la vision que vous possédez du monde. Stalker est bien plus qu'un film, c'est un voyage au plus profond de votre âme et un incroyable voyage vers la liberté, débarrassé d'un communisme à la russe, sans goulag, sans répression et avec la possibilité de créer...

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le 6 mai 2011

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batman1985

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