Un cadre d'une abominable banalité, un festival de lieu commun dépourvu de la moindre parcelle d'originalité, une histoire d'une désespérante simplicité, voilà comment on peut résumer en quelques mots le sixième rejeton de Kore-eda Hirokazu. Still Walking est jugé ainsi, sans demi-mesure ni palabres inutiles, et c'est avec empressement qu'on lui colle dessus une étiquette de "sous" : sous-fifre du septième art, sous-Ozu sans saveur, sous-chef d’œuvre naturellement. Il faut dire qu'en ces temps de triste disette, on regrette forcément l'époque joyeuse où notre homme jonglait ardemment avec les codes, bousculait habilement les conventions, faisait frissonner notre épiderme en se présentant à nous comme la bouffée d'air frais tant attendue dans un cinéma mondial en proie au formatage réglementé. Seulement, si aujourd'hui Kore-eda semble avoir tourné le dos à tout radicalisme formel, il n'a pas pour autant abandonné ses ambitions artistiques. Bien au contraire.


Avec un genre aussi balisé que celui de la chronique familiale, le risque de tomber sur une œuvre terne, ou insipide, est grand. Conscient de ces dangers, Kore-eda se donne beaucoup de mal pour trouver le sacro-saint "ton juste" qui lui permettra d'évoquer des sujets aussi cruciaux que la mort ou le deuil, sans jamais franchir l'imperceptible frontière qui ferait tout basculer vers le pathos ou le larmoyant. Faire preuve de retenue tout en se montrant passionnant, émouvoir sans s'appesantir, voici les principaux challenges que notre homme va relever avec un talent certain.


Ainsi, le regard porté sur cette famille oscille constamment entre proximités (avec ces visages piégés en gros plans qui étalent, sur toute la largeur de l'écran, leurs yeux rieurs ou leur mine déconfite) et mise à distance parfois brutale du spectateur : la caméra recule, s'envole, flirt avec les états d'âme, frôle le désespoir, capte furtivement des instants de vérité sans jamais s'y attarder : c'est ce vétuste cabinet médical qui est laissé à l'abandon et qui détonne avec le modernisme froid de l’hôpital ; c'est cette demeure familiale qui porte dorénavant les stigmates de la déchéance physique de ses occupants (le carrelage n'est plus entretenu, une barre d'appui apparaît soudainement dans la salle de bain) ; c'est la terrible image d'un orgueilleux médecin qui assiste impuissant à la mort de sa voisine... Si la mise en scène de Kore-eda peut donner l'étrange impression de survoler son sujet, elle lui permet néanmoins d'évoquer la question du deuil avec une infime pudeur.


C'est avec une douceur presque suspecte que Kore-eda place la mort au cœur de son récit : elle est sur toutes les lèvres et s'immisce dans les conversations, même les plus anodines ; elle occupe toutes les pensées, dicte les comportements et astreint la famille à suivre perpétuellement le même " rituel" (la visite au cimetière, l'invitation annuelle du responsable du décès du fils...) ; elle délimite l'espace géographique dédié au vieux couple, qui va de cette plage où il s'est noyé jusqu'à ce cimetière où il repose... symboliquement, le foyer familial est à l'image de la structure de Still Walking : on y voit de pauvres gus, ni bons ni mauvais, qui se disputent ou se réconcilient, qui laissent échapper leur joie ou soignent leur rancœur, devant l'autel consacré à la mémoire du défunt : c'est la vie, dans toute sa banalité et sa complexité, qui s'articule autour de la mort.


Seulement, progressivement, le centre de gravité du film évolue et se déplace vers un personnage que l'on a crû secondaire mais qui s'avère, en fait, primordial : celui de la mère. Elle est la clef de voûte de la cellule familiale : c'est sa maison comme le disent malicieusement ses enfants, ce sont ses repas qui réunissent les différents membres, ce sont ses propres souffrances qui ont forgé ce cérémonial funeste, pour le meilleur comme pour le pire... Mais c'est surtout la garante de la mémoire familiale, elle perpétue les traditions et fait le lien avec la nouvelle génération : avec ses mains, elle ressuscite les gestes d'antan et transmet la confection de mets traditionnels aux plus jeunes ; elle perpétue également l'esprit de famille, ou de groupe, en incorporant les membres "étranger" (des brosses à dents ou un kimono traditionnel sont autant d'offrandes qui se subtilisent aux messages de bienvenue) ; par ses paroles, elle lègue l'histoire de la famille. Comme cette chanson qu'elle fredonne religieusement, comme un cantique dédié à son ange des plaisirs perdus...


C'est en se focalisant plus particulièrement sur ce personnage que Kore-eda aborde avec finesse aussi bien ses thèmes de prédilection (le deuil, la mémoire) que le questionnement habituel de ce type de production (le rapport entre modernisme et tradition). Le choix d'une mise en scène dite classique à un double avantage, elle permet de prolonger une vieille tradition cinématographique et, en même temps, elle lui permet d'évoquer sa propre intimité avec un langage connu de tous. Le cinéaste ne cache pas qu'il évoque en filigrane la mémoire de sa propre mère et la voie classique lui permet de tenir un langage bien plus universel. Les mots semblent, de toute manière, futile et dérisoire pour aborder l'infime douleur qui vous submerge au décès de votre mère. Que dire ? Rien, sans doute, comme le personnage principal qui confesse n'avoir jamais eu le sens de la répartie. Il n'a jamais pu finir cette conversation autour du lutteur sumo avec sa mère, tout comme il n'a pas accompagné son père au stade. Que dire alors si ce n'est que personne n'est parfait ! Cependant, en transmettant à son propre enfant les gestes et les légendes maternels, il continue de faire vivre sa mémoire ainsi que celle de la famille tout entière.


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le 22 août 2022

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Procol Harum

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