S'il y a un réalisateur à qui Kore-Eda a été massivement affilié c'est bien Ozu. Et s'il y a un film dans sa carrière avec lequel ça n'a jamais été autant palpable c'est bien ce Still Walking. Même thème de l'examen approfondi de la famille, même épure scénaristique qui ramène l'intrigue à son strict minimum uniquement composé du quotidien d'un weekend d'automne, et même restriction de lieux : tout comme chez Ozu la majorité des scènes se déroule en intérieur, 95% de Still Walking prend place dans la maison des parents qui symbolise ce qu'est la famille : une cellule.

La cellule est, par définition, un espace clos qui protège du monde extérieur et fonctionne en autonomie (cellule biologique) mais évoque aussi l'enfermement (cellule carcérale). C'est bien évidemment ce paradoxe que Kore-Eda se propose d'exposer ici.

Il y a en fait même un double enfermement. Si la famille emprisonne, elle est tout d'abord prisonnière. La maison est prise en étau entre la plage, lieu du drame, en contrebas et le cimetière où repose le défunt. De fait, cet héritage mortifère pèse de tout son poids sur la maison et y confine donc ses personnages. Où que l'on regarde dans l'espace, le souvenir du drame est présent. Pas étonnant donc que celui-ci s'infiltre dans les conversations. Aucune ne semble échapper à l'évocation même furtive de celui qui n'est plus. Tout tourne autour de lui.

Et cette maison enferme donc bien ses membres, contraints qu'ils sont de subir cette violence sourde. On pourrait même parler de syndrome de Stockholm puisque les enfants de la famille, qui ont fondé la leur et pourraient donc s'en tenir éloignés, reviennent d'eux-mêmes dans la maison des grands-parents, si dure à supporter.

À noter que les enfants peuvent s'échapper de cette prison. Dans la scène la plus aérée du film, donnant au spectateur une sacrée bouffée d'oxygène, les enfants sortent, courent au dehors pour quelques instants avec une facilité des plus contrastantes avec l'immobilisme de l'intérieur. Dans cette scène la contre-plongée sur le ciel nous le fait voir totalement blanc, et non bleu, comme si la pureté, l'innocence des enfants irradiait totalement l'écran. C'est elle qui leur permet cette bulle de légèreté, d'échapper pour l'instant aux lourds boulets psychologiques du carcan familial.

Enfin au niveau des autres paradoxes que soulève le film il y a celui de l'homogénéité et de l'hétérogénéité. Une famille, comme la cellule, est censée former un tout uni où chacun trouve sa place, et contribuer à l'ensemble. Mais c'est aussi un ensemble hétéroclite sur lequel se greffe des personnes qui n'y sont pas liées par le sang. C'est ainsi que la femme de Ryota, pourtant belle-fille exemplaire, est la cible d'attaques plus ou moins directes, car son veuvage et son fruit, renforce son statut d'étrangère, donc d'autant plus difficile à intégrer, aux yeux des grands-parents, qui ne se font pas prier pour le faire remarquer.

À ce stade de la critique, j'ai peut-être le sentiment de vous donner l'impression que le film est lourd, dur, plombant. Il n'en est rien et Kore-Eda, fidèle à ses principes, bâtit une complexité et une ambivalence avec grande délicatesse et raffinement. Aussi pourquoi revient-on dans la famille ? Comme dit dans l'introduction elle est ce vase clos qui isole peut-être mais aussi protège et réconforte. Le symbole de ceci est bien évidemment la nourriture. Très présente à l'écran, elle incarne les bienfaits d'une famille même malade. Elle est l'occasion de partage, de transmissions de savoirs (scène d'intro), rassemble (le grand-père sort de sa pièce quand il sent le maïs frit) et libère puisque les repas autour de la table sont également l'occasion de quelques moments de complicité et de rires francs.

À l'image du paradoxe savoureux et complexe de ce noyau qu'il construit soigneusement scène après scène, les personnages qui évoluent dans cette maison sont eux aussi des plus intéressants, jamais manichéens. Ils sont en souffrance, peuvent être bons ou cruels, tour à tour, et l'on en découvre petit à petit les raisons. Ainsi le grand-père médecin retraité affiche clairement son côté grognon mais on ne peut ainsi lui reprocher d'être faux. Sa douleur qu'il passe en rancune sur ses enfants qui n'ont pas repris son cabinet est en fait celle inéluctable du temps qui passe et de l'époque qui évolue en le laissant sur le carreau.

La mamie qui apparaît comme la plus généreuse en cuisinant d'énormes quantités et en offrant des kimonos à sa belle-fille semble donc être tout d'abord un contrepoids à la mauvaise humeur du grand-père. Mais au final, elle se trouve à la fois être celle qui souffre le plus et en représailles, la plus cruelle.

Ryota, qui fait plus ou moins office de personnage principal, attire irrémédiablement notre sympathie devant ce qu'il subit, mais son manque de courage pour confronter ses parents a légitimement de quoi agacer.

Toutes ces couches, toutes ces nuances, sont ajoutées avec énormément de subtilité au fil des scènes qui rythment ce weekend. La réalisation toute en pudeur, sans effet de mise en scène appuyé décuple les émotions. Chaque instant de communion, de légèreté est d'autant plus apprécié qu'il est inattendu. La méchanceté et la virulence des piques déconcertent et révoltent car elles s'inscrivent dans la continuité du naturel de la conversation qui s'écoulait jusqu'à lors.

Still Walking. Continuer de marcher malgré tout, même en boitillant, même d'un pas hésitant. La famille est un espace duquel se dégage cette espèce de bizarrerie oxymorique : elle noue lie aux pieds des boulets pesants mais elle nous donne également la force de continuer d'avancer en les traînant. Ryota et sa femme sont parvenus à continuer de marcher en prenant d'avoir un enfant. Et c'est tous ensemble qu'ils perpétuent la tradition de recueillement dans la bonne humeur. Vrai progrès ou surplace ?

Pour conclure sur une touche plus subjective, si je trouve l'ensemble d'une grande subtilité, je pourrais peut-être reprocher un équilibre presque trop parfait. Il manque la petite rupture, le déséquilibre faisant basculer le tout dans l'émotion pure. Comme si Kore-Eda se retenait quelque part de véritablement se lâcher. Devant Still Walking, tour à tour je souris, je ris, je suis attendri, consterné mais pas ému aux larmes.

À pas grand-chose du chef d'œuvre.

Porc_Parfum
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le 11 mars 2023

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Porc_Parfumé

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