Je trouve toujours savoureux que la vie réelle des acteurs/réalisateurs d'un film se mêle à l'intrigue de ce film. Ainsi de Cléopâtre ou de Persona, pour ne citer que des films vus récemment. Avec Stromboli, cette osmose entre cinéma et réalité atteint des sommets. Volcaniques.


Du côté d'Ingrid Bergman d'abord. Elle est à l'apogée de sa carrière et peut-être la plus grande icône hollywoodienne lorsqu'elle voit Rome, ville ouverte, le premier succès de Rossellini. Bouleversée par la scène où Anna Magnani tombe sous les tirs allemands, elle écrit à Rossellini pour lui proposer de jouer dans l'un de ses films, même si elle ne sait "rien dire d'autre que 'je t'aime' en italien". C'est en effet ce qu'elle ne va pas tarder à lui dire, abandonnant mari et enfants pour le suivre, ce qui fera scandale à Hollywood. Et c'est Anna Magnani qu'elle va aussi, ce faisant, abattre, puisqu'elle va prendre sa place dans la vie de Rossellini. Un combat de femmes pour le créateur, exactement comme dans Persona autour de Bergman. Ingmar.


Car l'histoire ne s'arrête pas là : "la" Magnani va se battre pour récupérer son Rossellini, et tourner Vulcano pendant que Stromboli se réalise ! Les deux films n'obtiendront qu'un succès d'estime. 1 partout, balle au centre.


Revenons à Ingrid Bergman. Elle réalise exactement ce que fait Karen dans le film : tout remettre en jeu sans savoir grand chose de l'homme qu'elle suit. Rossellini l'a séduite par le caractère âpre, "vrai" de son cinéma. Elle va en faire la dure expérience, ses larmes n'étant pas simulée. Pas simulée non plus la grossesse de Karen : Ingrid Bergman est effectivement tombée enceinte pendant le tournage. Enceinte de... Rossellini !


Stromboli, c'est donc l'histoire de l'immersion d'une bourgeoise en milieu hostile. C'est derrière des barbelés qu'elle rencontre Antonio, qu'elle ne parvient même pas à embrasser. Une entrée en Argentine lui étant refusée, elle se décide sur un coup de tête à épouser cet homme dont elle ne sait rien. Tout juste l'a-t-il prévenu qu'il faudrait qu'elle marche au pas, dans la tradition du pays... mais il semble tellement gentil...


A peine libérée de ce camp de déplacées, direction l'église pour un mariage express. Karen est toutefois inquiète, on le conçoit. Ingrid Bergman l'exprime magnifiquement dans l'entrevue avec le curé, à peine le couple arrivé : son regard oscille entre ardeur et doute. Tout le monde ne cherche-t-il pas à quitter l'île dès qu'il le peut ?Très vite, elle est confrontée à l'austérité de la vie qu'elle a choisie : aussi bien les falaises déchiquetées, que Rossellini filme longuement, que la demeure d'Antonio, misérable.


Avant toute chose, Karen est une fille perdue. Rossellini la filme de loin en plongée, errant entre les murets de pierre, le long des façades blanches. Elle ne parvient même pas à entrer en contact avec un gamin. Car il y a la barrière de la langue, celle-là même qu'Ingrid Bergman avait mis en avant dans sa lettre à Rossellini ! Elle entend un bébé qui pleure, langage universel celui-là, qui traduit ce qu'elle ressent.


Pendant que son Antonio se démène pour rapporter un salaire dérisoire, elle s'ennuie, et Rossellini filme cet ennui. Pour ne pas sombrer, elle rénove son intérieur, met au rencard toutes les "vieilleries" auxquels Antonio tient, fait installer un cactus dans une pièce, peint une jolie fresque sur un mur, se coiffe abondamment face à son miroir, se fait confectionner une robe. Tout cela n'est que frivolité pour les femmes du village, qui refusent d'entrer chez elle. Pourquoi cet ostracisme ? "Tu n'es pas assez modeste" lui répond l'un des attachants petits vieux qui peuplent le village. "Mais je ne fais rien de mal !" proteste Karen (ce qui est vrai). "Pas assez modeste", se contente de répéter le vieux. Evidemment, lorsque Karen sympathise avec la prostituée du village elle n'arrange pas son cas.


Ce peuple de petites gens, Rossellini le peint avec une grande affection : tout le monde se met à l'ouvrage pour rénover la maison, chacun est prêt à tendre la main à Karen, on nous raconte l'histoire d'un type qui a tout légué au village. Les scènes de chant, lors de la pêche au thon ou lors de l'irruption montrent une grande humilité et une grande solidarité. Mais ces gens sont aussi des iliens, qui vivent en vase clos et acceptent mal la différence. On le verra très bien dans la belle scène de la messe, où toutes les femmes en noir se retournent silencieusement sur le couple. Très vite, des bruits vont courir que l'étrangère cocufie le naïf Antonio... Une bande de joyeux drilles s'en charge. Une scène assez drôle montre Antonio tout content lorsqu'on lui annonce qu'il y a une jolie femme qui se montre, là, dans la maison en face... Jusqu'à ce qu'il découvre qu'il s'agit de la sienne ! Rossellini ne ménage pas quelques coups de griffe au gentil Antonio aussi, évitant à son film de tomber dans le manichéisme.


Car pour ce qui est de Karen, elle n'est guère gâtée par Rossellini : cassante, capricieuse au départ face au patient Antonio, oisive ensuite, puis peureuse face à la pieuvre... Calculatrice aussi : elle n'hésite pas à entreprendre le curé dans l'espoir de récupérer le legs évoqué ci-dessus. Mais on apprend aussi son passé de femme légère et on la sent surtout en manque de relations charnelles : le beau gardien du phare est lui aussi tentant. Rien à faire, malgré sa beauté, tous la rejettent (là aussi, c'est ce que va subir l'actrice à Hollywood, ayant fait scandale en suivant Rossellini). Elle est bel et bien prisonnière, et cette sensation culminera lorsque Antonio clouera une planche sur la porte pour l'empêcher de sortir. Ne restera plus qu'à tenter l'ascension du redoutable Stromboli, ombre tutélaire de l'île que l'on aura vu se déchaîner dans des images documentaires, supervisées par la star des volcans, Haroun Tazieff.


Mais avant cela, Rossellini aura usé d'une métaphore pour nous faire ressentir le malaise de Karen : le traitement infligé aux animaux. Une première scène presque anodine voit Antonio montrer à son épouse comment le furet qu'il a acquis va chasser les lapins : il lâche la bête sur un lapereau, le furet y plante ses crocs et le traîne à terre comme par jeu. Karen est horrifiée alors que son mari se marre. Cette scène annonçait la grande séquence du film : la chasse aux thons. Rossellini en montre le caractère rituel, avec tous ces hommes dressés sur leur bateau entamant un chant destiné à faire venir le poisson. Le miracle se produit (Stromboli est travaillé par le religieux) : comme dans l'évangile, les thons se pressent en masse dans les nasses. Ce qui est formidable, c'est de nous montrer cela longuement : les énormes poissons sont hissés un à un hors de l'eau puis basculent dans l'embarcation, prisonniers. Une allégorie, bien sûr, du sentiment intérieur de Karen.


L'irruption s'est calmée, mais Karen n'en peut plus. N'ayant pu trouver de l'aide chez le gardien du phare, elle part seule, avec sa valise et son petit sac à main contenant le peu d'argent accumulé par Antonio, rapidement abandonnés. Gravit la pente du volcan dans la fumée agressive. Finit au sol, épuisée. Au petit matin, nouveau miracle, la beauté des lieux lui apparaît enfin. Rossellini éclaire superbement son visage angélique. Là, je me suis dit : "c'est une rédemption, elle va enfin trouver sa place dans ce village". Mais Rossellini surprend, en achevant son film sur la prière de Karen. Une prière solitaire, désespérée, qui contraste avec les chants sereins des villageois. Même face à Dieu, Karen est seule. Elle va le rester.


D'un scénario très simple (il n'y en avait d'ailleurs pas du tout au départ, et l'on peut se demander si l'épisode de la grossesse de Karen n'a pas été ajouté au vu de celle d'Ingrid Bergman !), Rossellini tire un film âpre, puissant, qui parle de la difficulté à s'affranchir de sa culture. On regrettera juste l'omniprésence pompeuse de la musique, qui tire le film vers le classicisme. Et, pour ma part, la fin assez mélo, avec Ingrid Bergman en pleurs filmée en gros plan. Quelques fautes de goût à mes yeux, qui me retiennent au bord du 8.


7,5

Jduvi
7
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le 13 déc. 2020

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Jduvi

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