Sunset Song par Clément en Marinière

Écosse, début du vingtième siècle. La jeune Christine Guthrie (Agyness Deyn), enfant d'agriculteurs de Kinraddie, se rêve héroïne de romans. Cantonnée à un horizon plus prosaïque, Chris tolère en silence les abus de son père, panse les plaies de son frère, tempère la souffrance de sa mère. Autour de la figure acariâtre du patriarche (Peter Mullan), la famille Guthrie est bientôt réduite à un champs de ruine. Devenue seule dépositaire de Blawearie, la propriété familiale, Chris se fond alors avec la terre d'Écosse, trouve l'amour dans les bras juvéniles d'Ewan Tavendale (Kevin Guthrie), jusqu'à ce que la grande guerre menace de lui reprendre l'un et l'autre de ses compagnons d'infortune : sa ferme et son mari. Fruit d'une hybridation singulière, Sunset Song (1936), premier tome de la trilogie écossaise de Lewis Grassic Gibbon, A Scots Quair, évoque autant la campagne immortelle de Thomas Hardy que l'attachement légendaire de Scarlett O'Hara à sa plantation déchue, Tara. Sunset Song partage également avec Autant en emporte le vent (Margaret Mitchell, 1936) un certain bourgeonnement féministe, qui bien qu'anachronique aujourd'hui, en ce qu'il combat moins encore la souveraineté des institutions maritales ou religieuses chez Grassic Gibbon que chez Mitchell, ne manque jamais de surprendre par sa vigueur. Mais peut-être conscient, à la suite du très explicite The Deep Blue Sea (2012), de l'essoufflement de ses personnages féminins torturés 1, pourtant inaugurés en grande pompe avec Chez les heureux du monde (2000), Terence Davies se révèle ici, et sûrement pour la première fois, moins intéressé par la trajectoire de son héroïne, subissant sans coups férir toutes les pires injures de la vie, que par la contemplation, à travers les mailles d'un classicisme savamment dévoyé, d'une émotion expressionniste.


C'est à la lumière singulière de Michael McDonough que Sunset Song doit sa plus grande réussite. La friction du cadre (géométrique jusqu'à en devenir tranchant et très loin des compositions enveloppantes de The Deep Blue Sea) contre la lumière ouvertement artificielle de McDonough, aux antipodes de son travail sur Winter's Bone (2010) ou Les Poings contre les murs (2013), alors tout en désaturation réaliste, cristallise des images d'une étrangeté tour à tour poétique et bouleversante. La scène durant laquelle, dans la grange, Will se fait violemment battre à coups de ceinture par son père, est probablement l'exemple le plus frappant de cette mise en scène simulant avec ravissement un académisme triomphant là où la fantaisie règne. Élaborant à partir d'une composition sur-structurée, Michael McDonough éclaire à la lumière extra diégétique chaque plan du cadre, ignorant la contrainte réaliste du lieu (un endroit sombre, avec deux lampes à huile en guise d'éclairage), et refusant l'évidence d'un clair obscur. La scène, d'une longueur presque obscène, doublé de cet érotisation involontaire du corps masculin, typique du cinéma de Davies, n'a pas manqué d'alerter la très pudibonde presse anglo-saxonne qui, sans le savoir, touchait du doigt par la même non pas une interrogation subsidiaire mais la problématique de Sunset Song elle-même : loin du substrat de littérature compassée auquel on aimerait commodément le réduire, le film de Terence Davies se révèle être un pur objet de mise en scène.


Le temps d'un serment à l'église, la lumière rejaillit de sa propre absence ; des plans fixes de l'intérieur de Blawearie laissent percer une palette chromatique de rose et d'orangés dont la source reste désespérément tue ; l'ouverture et la fermeture d'une porte réinventent l'éclairage d'une scène de la vie quotidienne ; les extérieurs, eux-mêmes, trop ensoleillés, trop uniformes, finissent par devenir suspects, par échapper, comme par une faille, à leur propre évidence réaliste. Bercées par la voix de Chris Guthrie, décrivant avec une obsession toujours plus névrotique son enracinement dans la terre de Kinraddie (par la division schizophrénique d'elle même en différentes entités qui l'abandonnent à tour de rôle) ces images parviennent à créer un flottement, un malaise indistinct qui dévoie une technique pourtant siglée BBC à laquelle on aurait volontiers donné le bon Dieu sans confession. Dissimulateur, sauf dans ses scènes les plus dures (des morts cruelles ramassées hors champ, une scène de viol particulièrement crue), pour lesquelles Terence Davies préfère la sécheresse au pompiérisme, ayant alors recours à des automatismes de décadrage toujours dignes à défaut d'être satisfaisants, Sunset Song échappe à une catégorisation qui semblait évidente de prime abord. Un peu désuet, un peu surfait, fleurant bon la naphtaline, et pourtant, résolument fantasmagorique et impalpable, Sunset Song est un étrange objet, improbable comme un mélo de Sirk perdu puis retrouvé, et qui échappe complètement à la sursignifiance du cinéma de 2016 (technique pour The Assassin ou romanesque pour Quand on a 17 ans, pour ne citer qu'eux). Égérie de cette bizarrerie d'un autre temps, Agyness Deyn, androgyne sans sensualité, que Terence Davies déshabille mais ne regarde jamais vraiment, finit de confirmer, dans son délicieux et contrefait accent Aberdonien, le décalage audacieux et salvateur de Sunset Song par rapport au tout venant de la production BBC, dont les stigmates sont finalement bien plus vivaces dans le récent et insignifiant Loin de la foule déchaînée (2015) de Thomas Vinterberg, adaptation dénuée de génie du chef d'œuvre pourtant sans égal de Thomas Hardy.


1 Le prochain film de Terence Davies, A Quiet Passion, présenté à Berlin, confirme cette tendance, puisqu'il prend à contrepieds la folie supposée de la poétesse Emily Dickinson pour au contraire la présenter comme une femme complexe mais raisonnée, progressivement poussée hors du monde par la radicalité de ses opinions.

ClémentRL
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le 7 avr. 2016

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