Critique publiée dans CinéVerse


Au cinéma de nous faire préférer le train : depuis L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896) des frères Lumière, jusqu’au Snowpiercer (2013) de Bong Joon-ho en passant par Le Mécano de la Général (1926) de Buster Keaton et Clyde Bruckman, le grand écran a mis à l’honneur le chemin de fer dans quantité d’œuvres majeures – et parfois méconnues. Parmi elles, le Super Express 109 nippon de Junya Sato, restauré en DVD/Blu-Ray par Carlotta Films.


En 1975, le train-train quotidien de la mégalopole tokyoïte est déjà bien réglé : les transports sont à l’heure, les passagers disciplinés, et tout ce petit monde honore ses multiples rendez-vous quotidiens permettant la réalisation du miracle économique japonais de l’après-guerre. Aoki (Sonny Chiba, délaissant temporairement le karaté pour répondre à l’appel du rail) est le fier conducteur du Shinkansen 109 reliant à grande vitesse Tokyo à Fukuoka. Aujourd’hui comme chaque jour, il transporte ses milliers d’usagers avec assurance, aussi infaillible et constant qu’une grève des cheminots français à Noël. Alors que le film débute, il apprend qu’une bombe a été dissimulée dans l’un de ses wagons par un groupe terroriste mené par Tetsuo Okita (Ken Takakura). S’il ralentit son train en-dessous de 80km/h, la bombe explosera – et ses passagers avec.



Hystery train



Effectivement vous l’avez compris : ce scénario sera revécu vingt ans plus tard par Keanu Reeves et Sandra Bullock au volant de leur autobus piégé par Denis Hopper dans Speed (1997). Différence de moyens oblige, l’action de Super Express 109 ne possède évidemment pas les morceaux de bravoure de son successeur routier survitaminé par Jan de Bont, ni sa science du huis-clos à pleine vitesse. Il sait néanmoins distiller une tension dramaturgique bienvenue pour tout film catastrophe, un genre cinématographique en plein boom dans les années 70. Les héros transpirent à grosses gouttes, les conversations téléphoniques se tendent entre la cabine de pilotage et le centre de crise, les voyageurs deviennent hystériques car ils vont arriver en retard au travail, les femmes enceintes se mettent à accoucher pile au moment critique… bref, on ne s’ennuie pas. Certes, le rythme du métrage est loin d’être frénétique ; certes encore, les décors et maquettes font définitivement cheap et accusent lourdement le poids des ans, quand l’esthétique et les décors seventies sont garantis d’époque. Pourtant, le train de nos critiques roule sur les rails de l’indifférence de Junya Sato : c’est précisément quand son film semble avoir un wagon de retard sur nos standards d’action contemporains, qu’il révèle en réalité son train d’avance dans l’écriture.



Sortir des rails



D’un point de vue scénaristique, rompre un huis-clos est toujours un exercice délicat – la sortie de la sacro-sainte unité de lieu / de temps/ d’action stoppant mécaniquement la tension dramatique aux yeux du public. C’est pourtant ce que filme Sato à mi-temps de ce Super Express 109, délaissant son train d’enfer pour mettre en scène la traque des terroristes, dans une course-poursuite policière a priori classique. C’est aussi ce que réalisait Speed dans son final, en lançant Keanu Reeves aux basques de Denis Hopper. Ce dernier était néanmoins un bad guy psychopathe particulièrement monodimensionnel, aux motivations caricaturales typiques des actionners hollywoodiens des années 90. Sato, également scénariste, choisit au contraire de donner corps et vie à ses antagonistes, retraçant avec force de flashbacks les accidents de leur vie passé, entrainant leurs actes criminels du présent. Sans excuser leurs actes – l’art du cinéma est celui de montrer le monde plus que de l’expliquer – il trace en filigrane un réquisitoire contre la société japonaise moderne et en faveur de ses laissés-pour-compte, restés au bord de la voie de la modernité. Ce changement d’aiguillage surprend et étonne. Il se révèle finalement émouvant, comme dans une tragédie de Jean-Pierre Melville où le gangster perd la partie en même temps qu’il gagne le cœur des spectateurs.


Blockbuster capitalistique de l’industrie cinématographique japonaise, Super Express 109 l’est assurément. Mais le cinéphile averti comme le ferrovipathe éclairé auraient tort de le mépriser pour cela, tant son influence sur le cinéma d’action est notable d’une part, et d’autre part, tant sa lecture allégorique de la société japonaise, lancée à toute vitesse sur les rails du progrès, fait toujours sens dans notre modernité. En réalité, une humanité normée, cadencée, chronométrée, toujours à l’heure mais n’ayant jamais le temps de s’arrêter : ne serait-ce pas là une humanité qui déraille ?

Kieros
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le 18 mars 2022

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