Un pont d'Amérique qui semble départir deux mondes.
Celui d'un homme et celui d'une femme, Robert Kincaid et Francesca Johnson
Il y a d'abord celui de l'homme, Robert. Un monde d'aventure, d'ombres et de mystère. Où chaque jour la vie se redécouvre, où la beauté enveloppant les êtres se goûte une nouvelle fois. Un monde où l'on observe les gens anonymes, pour les rencontrer, les effleurer, sans doute les aimer, puis les quitter et en rencontrer d'autre. Un monde instable, qui bouge. Un monde d'Afrique, d'Europe et d'Asie.
Et puis, celui de cette femme, Francesca. Un monde figé. Un monde tranquille. Bercé par la douceur attrayante du paysage de campagne. Une monde "correct", où les potins du voisinage circulent, laborieusement, entre les foyers. Un monde hors du monde, hors des gens. Qui se regarde lui-même, ne se concentre sur rien.

Sur la route de Madison est l'histoire d'un passage. D'une route, d'un ligne, comme une flèche, où ce pont agit comme obstacle, que des êtres désespérés et amoureux rêvent de franchir.
Cette envie de départ, elle n'a jamais quitté Francesca. Lorsqu'elle marche sur ce pont, Eastwood vient fixer son regard. C'est un désir qu'il trouve dans ses yeux. Brûlant, dévastateur. Un désir plus fort que tout, mais volontairement bloqué, tenté d'être oublié : Francesca est mère, épouse, à des obligations. C'est cette contradiction absurde que le film déplore et met en scène, cette question fondamentale : dois-je partir avec lui ? Cette vie de mystères, est-elle faite pour moi ? Aurai-je la force ?

Cela, Eastwood le filme avec une pudeur infinie. Son mélo classique tente une émotion diffuse, continue, perchée dans les regards et les gestes. Manquer ce furtif plan où Meryl Streep redresse le col et s'attarde sur l'épaule de son amant, manquer cette image rapide et fuyante d'une jambe qui effleure l'autre, c'est ne pas pouvoir saisir l'une des nombreuses clés de l'œuvre.
D'abord, le film ne semble rien dire de spécial, l'impression que chacun de ses gestes et dialogues pourraient être dits par n'importe qui, n'importe où, de n'importe quelle façon. C'est un leurre.
Chaque contre-champs sur un des protagonistes est signe d'un avancement dans la progression de leur ressenti quant à la situation posée par le film. Des yeux qui se baissent et qui se mouillent. Un corps courbé sur une chaise, une femme qui par la fenêtre regarde d'un œil étrange son hôte : tout ce qui fonde l'amour, tout ce qui fonde la vie, est là. A voir là, a sentir là. A vivre là.
Il y a d'abord la curiosité, puis le désir qui monte, puis le doute, puis la décéption, et l'amour à nouveau, qui recommence et ne nous quitte plus. La grande idée du film est par ailleurs de délimiter l'histoire sur quatre jours. Un jour pour chaque stade cité, chaque émotion habitée. Quatre jours qui sont tout une vie, qui verront la fuite du temps et l'angoisse de la perte.

Sur la route de Madison est un film d'une douleur et d'une beauté absolue. Vide de tout cynisme, empli d'un respect et d'une tendresse infinie pour ses personnages : jamais Eastwood ne jugera le choix final frustrant, pour elle et pour nous, de Francesca. Jamais son mari ne sera présenté comme le bouc-émissaire, celui auquel il faudra en vouloir : dans une courte et bouleversante scène suivant un bond dans le temps après la fin de la partie initiale du film, son mari, vieux et malade, s'excusera pudiquement de ne pas avoir pu lui faire vivre tous ses rêves. C'est un plan en plongée simple, fixe, quelques seconde de tendresse et de rapprochement désespéré.
Eastwood ne nous dicte rein. Ne juge personne. Il filme, simplement. Pose une courte histoire qui ressemble à la vie.
Son film, l'un des plus beaux films du monde, est, en quelque sorte, une histoire de fantômes. Appartenant à une époque révolue, accordant aux gens d'aujourd'hui - les enfants de Francesca - ; que Eastwood respecte et ne singe jamais, un véritable regard. Interloqué puis compréhensif.
A la fin, les cendres de Francesca seront jeté par-dessus le pont qu'elle n'aura jamais franchit. La caméra, dans un sublime ralenti - le seul du film - suivra leur mouvement de spectre s'inscrivant dans l'éternité.
Il faut alors imaginer Robert et Francesca ensemble, fantômes errant entre deux mondes indécidables, corps invisibles confondus jusqu'à l'infini, sentir le bouleversement que procure cette scène inexistante de deux âmes déliées puis très vite rattachées, qui se seront ratées dans la vie pour mieux se retrouver dans la mort.
B-Lyndon
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les plus belles histoires d'amour et Les films qui me sont proches

Créée

le 14 avr. 2013

Critique lue 820 fois

14 j'aime

5 commentaires

B-Lyndon

Écrit par

Critique lue 820 fois

14
5

D'autres avis sur Sur la route de Madison

Sur la route de Madison
Sergent_Pepper
9

Vers l’unisson.

Un monde parfait avait tenté, après l’âpreté crépusculaire d’Impitoyable, d’insuffler dans le cinéma d’Eastwood la question du sentiment. Dans Sur la route de Madison, nul recours à la filiation ou...

le 29 mars 2015

92 j'aime

8

Sur la route de Madison
Ornithogaleenombelle
9

Critique de Sur la route de Madison par Ornithogale en Ombelle

De mes souvenirs, j'avais attribué un 8. A présent, je lui rajoute un point parce que j'ai eu la chance et le plaisir de voir ce film au cinéma, et en VOSTFR. Ce qui ne fût pas le cas, à sa sortie,...

le 15 juin 2015

72 j'aime

24

Sur la route de Madison
Rawi
8

Raison et Sentiments

D'emblée, il faut que j'avoue que ce film est, avec Breezy, mon préféré du cowboy californien. Oui, je suis une éternelle sentimentale. Je ne les ai pas tous vus mais je peux affirmer que ce sont...

Par

le 20 janv. 2018

57 j'aime

3

Du même critique

The Grand Budapest Hotel
B-Lyndon
4

La vie à coté.

Dès le début, on sait que l'on aura affaire à un film qui en impose esthétiquement, tant tout ce qui se trouve dans le cadre semble directement sorti du cerveau de Wes Anderson, pensé et mis en forme...

le 3 mars 2014

90 j'aime

11

Cléo de 5 à 7
B-Lyndon
10

Marcher dans Paris

Dans l'un des plus beaux moments du film, Cléo est adossée au piano, Michel Legrand joue un air magnifique et la caméra s'approche d'elle. Elle chante, ses larmes coulent, la caméra se resserre sur...

le 23 oct. 2013

79 j'aime

7

A Touch of Sin
B-Lyndon
5

A Body on the Floor

Bon, c'est un très bon film, vraiment, mais absolument pas pour les raisons que la presse semble tant se régaler à louer depuis sa sortie. On vend le film comme "tarantinesque", comme "un pamphlet...

le 14 déc. 2013

78 j'aime

44