Le corps féminin à l'épreuve de la domination masculine

*Swallow* s'inscrit dans la veine contemporaine des films esthétisants qui jouent avec les codes du cinéma de genre. La photographie de ces films est toujours soignée, parfois froide et maniérée, et le propos s'inscrit dans le domaine de l'étrange. Il y a eu dans cette veine des réussites, comme *Grave* de Julia Ducournau, et des ratages, comme *Mise à mort du cerf sacré* de Yorgos Lanthimos.
Dans ce premier long-métrage de Carlos Mirabella-Davis, la photographie léchée et glacée, qui n'est pas sans rappeler une certaine esthétique publicitaire, reflète l'artificialité de l'environnement domestique d'Hunter (Haley Bennett) et Richie (Austin Stowell), jeune couple bourgeois. Quelques séquences renforcent ce parallèle, qui montrent Hunter regardant des publicités débilitantes (mais peut-il en exister d'autres?) vantant par exemple les mérites d'un dentifrice. Richie, héritier de l'entreprise de papa, est un bellâtre superficiel qui roule en coupé jaune, mâle dominant obsédé par la blancheur de ses dents. Hunter est présentée comme une espèce de pin-up, avec ses joues rosies, ses cheveux blonds et son sourire forcé, ses vêtements aux teintes pastel. Elle a parfaitement intégré les codes de la domination masculine. Elle est niaise, soumise, se pense chanceuse et heureuse. En attendant que son petit mari rentre du travail, Hunter regarde la télévision, joue sur son téléphone portable, prépare à manger, passe l'aspirateur, refait la décoration de l'espace domestique qu'elle ne perçoit pas encore comme une prison. Une bonne petite ménagère qui essaie de ne rien faire de travers. Mais dans cette maison aseptisée aux couleurs pâles et douces, le réel, l'organique, va surgir. Belle évocation de ce surgissement à venir au début du film : une bouteille de sauce émet un bruit de pet foireux en laissant échapper une substance qui ressemble à de la merde.
Lorsque Hunter tombe enceinte, son corps, déjà, ne lui appartient plus : « we are pregnant » annonce Richie à ses parents. Le corps de la femme est aussi la propriété de son mari. Pour le beau-père, l'enfant ne pourra être qu'un petit mâle, futur président directeur général de l'entreprise. Un héritier, déjà. Le film montre salutairement le corps féminin comme un espace, un enjeu de la domination masculine. Hunter, à table, s'apprête à raconter une histoire. Mal à l'aise, elle parle d'une voix faible et hésitante (n'est-ce pas ainsi qu'une femme doit s'exprimer en présence d'hommes ?) Résultat : personne ne l'écoute et son beau-père lui coupe la parole comme si de rien n'était. Et là nouveau surgissement, premier acte de résistance qui en annonce bien d'autres : elle interrompt la conversation par le bruit qu'elle fait en croquant des glaçons.
C'est au moment où elle tombe enceinte qu'Hunter commence à développer cet étrange trouble du comportement alimentaire qu'on nomme pica. En suivant les conseils d'un livre apporté par sa belle-mère (un de ces consternants volumes de développement personnel, intitulé sobrement Talent for joy) et qui recommande de faire chaque jour quelque chose d'inattendu, Hunter va effectivement éprouver une forme de joie, par l'ingestion de petits objets non comestibles (une bille, une pile, une punaise, un dé à coudre...) Bouffée par son rôle de ménagère et de future mère au foyer, elle digère à son tour des éléments de l'espace domestique. C'est bien son corps devenu corps de femme-objet qu'elle tente de se réapproprier. On comprend qu'il peut s'agir aussi, inconsciemment, par l'ingestion d'objets pointus et blessants, d'atteindre le bébé, nouvel intrus dans son propre espace corporel. La maternité peut aussi être une prison.
Le mot « *swallow* » possède plusieurs acceptions. Il peut désigner, c'est le sens le plus évident ici, l'action d'avaler. Mais on peut aussi le traduire par « hirondelle », ce que suggèrent les paroles de la chanson *Happiness* de Molly Drake, qu'on entend quand Hunter passe pour la seconde fois sur le billard et qui compare le bonheur à un oiseau. Le film serait alors le récit d'une captive qui parviendra, en échappant à l'ordre bourgeois et masculin, à prendre son envol et recouvrer la liberté.
C'est durant une échographie que le secret d'Hunter est découvert. Scandale ! Richie et ses parents vont alors pousser Hunter à suivre une thérapie psychanalytique et vont même la faire surveiller en permanence par Luay, infirmier et réfugié syrien ( ?!) Le film décline à partir des scènes de thérapie. Car plutôt que de poursuivre l'exploration de la complexité et de l'étrangeté des comportements de Hunter, Carlos Mirandella-Davis choisit de privilégier une explication du trouble simpliste et peu convaincante en insistant sur une étiologie familialiste.

On apprendra en effet qu'Hunter est l'enfant d'un viol et qu'elle connaît même l'identité de son géniteur. La confrontation avec ce dernier à la fin du film donne lieu à des dialogues ahurissants de lourdeur sur la culpabilité. Elle est, de plus, très mal amenée sur le plan scénaristique. Elle débouche, transition trop rapide et malhabile, sur l'absorption par Hunter de pilules abortives, qui fait évidemment écho à son pica (le plan sur le comprimé rappelle le plan sur la première bille ingérée), réduit à l'expression inconsciente de son désir d'avorter.


J'ai apprécié le dernier plan dans les toilettes pour dames, lieu assez fascinant (pour un homme en tout cas...), espace où vont et viennent des inconnues, où se mêlent futilité des apparences (le grand miroir) et gravité (le sang), et où s'exerce peut-être encore, cachée, invisibilisée, l'emprise masculine. C'est finalement pour Hunter l'espace d'une liberté reconquise, d'une reprise de contrôle de son corps et de son existence.

MonsieurPoiron
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le 21 oct. 2020

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MonsieurPoiron

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