tous ces cons de français sans imagination

" je suis comme cela, je n'aime pas ce qui vous rappelle que vous êtes étranger, pourtant, je le suis un peu, c'est certainement visible, je ne suis pas tout à fait d'ici — c'était bien visible, en tout cas, avec les cons d'en bas attroupés dans mon dos, après avoir pissé, lorsque je me lavais le zizi, — à croire qu'ils sont tous aussi cons, les Français, incapables d'imaginer, parce qu'ils n'ont jamais vu qu'on se lave le zizi, alors que pour nous, c'est une ancienne habitude, mon père me l'a appris, cela se fait toujours chez nous, et moi, je continue de le faire après avoir pissé, et lorsque je me lavais, tout à l'heure, normalement, au lavabo en bas, sentant derrière mon dos tous les cons stationnés, j'ai fait comme si je ne comprenais pas, l'étranger tout à fait, qui ne comprendrait rien du français de ces cons, et je les entendais tout en me le lavant : — qu'est-ce qu'il peut bien faire, ce drôle d'étranger? — il fait boire son zizi — comment cela se peut-il, de faire boire son zizi ? — comme si je ne comprenais rien de tout ce qu'ils disaient, et moi, je continue, calmement, à lui donner à boire, pour que ces cons de Français se demandent entre eux, groupés derrière mon dos devant les lavabos : comment un zizi peut-il boire, et surtout, comment peut-il avoir soif ? puis, lorsque j'en ai eu fini avec lui, j'ai traversé l'attroupement, toujours en étranger, qui n'aurait rien compris de ce qu'ils disaient, et cela m'est facile, je ne suis pas complètement d'ici, sûr que cela se voit, ces cons de Français sans imagination ne s'y sont pas trompés, et, malgré tout cela, j'ai couru derrière toi dès que je t'ai vu tourner le coin de la rue, malgré tous les cons qu'il y a dans la rue, dans les cafés, dans les sous-sols de café, ici, partout, malgré la pluie et les fringues mouillées, j'ai couru, pas seulement pour la chambre, pas seulement pour la partie de nuit pour laquelle je cherche une chambre, mais j'ai couru, couru, couru, pour que cette fois, tourné le coin, je ne me trouve pas dans une rue vide de toi, pour que cette fois je ne retrouve pas seulement la pluie, la pluie, la pluie, pour que cette fois je te retrouve toi, de l'autre côté du coin, et que j'ose crier : camarade ! "


KOLTES, La nuit juste avant les forêts, 1988


LAPID, Synonymes, 2019.


En plein travail sur ce texte de Koltès en ce moment, Syonymes m'est apparu, à ma grande et joyeuse surprise, comme une adaptation incroyablement fidèle de l'oeuvre du grand dramaturge. Des passages entiers semblent cinématographiquement incarnés dans le film, comme un voyage mental joyeux, cruel et retors. Il y a dans Synonymes la même urgence que chez Koltès, la même fureur des mots et des corps, la même révolution, le même humanisme complexe, la même impolitique, cette façon d'intégrer la politique, la violence de classe, dans un cri de rage logorrhéique d'un lyrisme incarné (lire de toute urgence l'essai d'Olivier Cheval, "L'impolitique de la beauté", qui s'appuie sur la loi énoncée par Bataille : il n'y a que lorsque les corps sont en lambeau qu'une communauté est possible - a ce titre je trouve les personnages secondaires admirables de complexité, tous peut-être sauf celui de Louise Chevillotte, qui reste trop souvent le réceptacle du désir de son personnage principal)
J'ai des réserves aussi sur la musique, sur les beaux travellings dans l'appartement, sur la volonté que peut avoir le film de se vendre au lieu de simplement exister comme il est - je ne sais pas comment dire, c'est une sensation globale, peut être le film n'assume pas toujours son côté mal-aimable. C'est un film qui ingère et interprète toute les défaites de l'époque - en cela il est désespérant autant qu'admirable.
Mais je chipote : c'est surtout un film qui dit qu'une révolution est possible. Ça faisait longtemps que je n'avais pas vu un film qui semble ressembler autant a son metteur en scène, sortir de sa tête et surtout de ses mains - les séquences de marche dans Paris sont magnifiques, enfin on revoit Paris au cinéma, autre chose qu'une carte postale ou un décor par commodité, enfin la ville revibre à nouveau - revibre de toute sa matière, de tout son bitume et de toutes ses flaques d'eau. Comme la langue de Koltès retrouvée dans Paris, cette révolte et ce désir brûlant pour ses contemporains qui ne se battent pas, ces "cons de français" que l'on veut atteindre d'une caresse dans la nuit. En fait, c'est vraiment un film génial - génial et compliqué, qui donne envie de se battre et de croire en la complexité du monde - les deux raisons nécessaires à ce que les choses changent vraiment. Le reste n'est que bavardage et Lapid, qui va à l'essentiel sans délaisser les chemins de traverse, l'a compris parce qu'il l'a vécu.

B-Lyndon
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le 5 avr. 2019

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B-Lyndon

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