Pur plaisir des yeux, la restauration 4k de *Tatouage/Irezumi *(1966) attise indéniablement notre fascination. Fascination pour un cinéaste artisan de la modernité, capable de dresser des ponts entre le classicisme formel des grands maîtres (comme Mizoguchi dont il fut l’assistant) et l’audace d’une Nouvelle Vague nippone qui n’hésita pas à bousculer le socle traditionnel, fascination pour un style unissant le sexe et la mort, capable de composer des tableaux raffinés d’érotisme noir à partir des obsessions, névroses et comportements destructeurs des deux sexes. Fascination, finalement, pour celle qui fut sa muse inspiratrice et l’agent privilégié de ses velléités subversives, la sublime Ayako Wakao dont la prestation à l’écran conjugue érotisme et liberté en étant, à la fois, femme fatale, ange de la mort, amante envoûtée et mante religieuse.


On le sait, notamment depuis Kenji Mizoguchi et Yasujiro Ozu, le cinéma japonais portraitise la femme généralement pour mieux sonder les maux diffus de la société : on cristallise son attention sur une figure féminine caractéristique, la prostituée ou la geisha, pour interpeller le spectateur sur les conditions de vie et le quotidien des femmes nippones. Masumura, lui, s’intéresse peu à ces questions d’ordre social – qu'il expédie d’ailleurs assez rapidement dans le film - préférant scruter la femme par le prisme du pouvoir : c’est le rapport dominant/ dominé qui sera au centre de toutes les attentions.


Dans Tatouage, certes, le personnage féminin, nommée Otsuya, doit faire face à un univers patriarcal écrasant et humiliant. Mais elle est surtout consciente du pouvoir qu’elle exerce sur les hommes – ces derniers étant dépeints comme lâches, faibles, vils et violents : le sexe appelle le sang des hommes, les différentes figures de la domination masculine (commerçant, maquereau...) étant éliminées dans un ballet funèbre évoquant le Macbeth de Shakespeare. Nulle frénésie pour autant, la pulsion travaille sous la surface des images (magnificence des compositions, amplitude du découpage...).


Le fameux tatouage qu’elle porte sur le dos devient le symbole de ce glissement constant entre domination et soumission : il est la trace du viol commis par l’homme sur sa chair féminine, il est le rappel incessant de sa condition de femme-objet. Mais il est également, par l’image du monstre venimeux qu’il représente, le symbole de son désir vengeur et le reflet de son appétit carnassier. Une dualité que la scène du tatouage -diffusée évidemment à l’écran en deux temps – exprime de manière éclatante, suggérant d’abord le rapport charnel imposé (avec ces cris entre plaisir et douleur) avant d’évoquer le pouvoir ensorcelant du corps féminin (avec ces mouvements du corps qui semblent donner vie au monstre pictural). Une dimension ensorcelante que Masumura fait perdurer délicatement, usant des cadrages, des gros plans et des possibilités du scope pour souligner l’emprise du corps d’Otsuya sur celui qui la contemple : les mouvements de la caméra sur la peau et les circonvolutions du corps hypnotisent ; quant aux couleurs diffusées par le corps, qui associent le blanc de la peau au noir des cheveux et aux teintes écarlates des tissus, elles impriment autant la rétine qu'elles éclatent à l’écran.


Mais plus que de montrer, la grande force de Tatouage est de suggérer. Suggérer une tension sourde et pernicieuse en déstabilisant le spectateur, lorsque la fluidité cinématographique se heurte à la crudité du langage ou la cruauté meurtrière. Suggérer un enfermement progressif et maléfique en usant d’un visuel subtilement travaillé, avec ces compositions de plans multipliant les cadres dans le cadre. Un visuel qui permet de travailler le rapport dominant/ dominé, imageant aussi bien Otsuya en “victime” (sa condition de femme prisonnière d’un monde d’hommes) qu’en prédatrice (la toile d’araignée qu’elle tisse pour se rapprocher de ses proies). Malin, Masumura en profite également pour placer le spectateur dans un rôle d’observateur-voyeur, comme peut l’être le créateur (le tatoueur, l’alter ego du cinéaste) qui reste fasciné et horrifié par les conséquences de son geste artistique. Quant à l’attrait érotique, il est suggéré également de manière métaphorique à travers l’usage des décors et la composition des plans : si les extérieurs sont peu accueillants (isolés, sombres, voire factices), ce n’est pas le cas des intérieurs qui sont bien plus chauds et intimes. Le sexe féminin attire l’homme, et fait couler son sang...


En unissant ainsi la sensualité au macabre, l’esthétisme délicat aux désirs malades de l’humain, Masumura fait de Tatouage un spectacle où la fascination va de pair avec la déstabilisation, le malaise. Et si les images fascinent, leurs ambivalences marquent nos esprits à l’encre noire : comme la beauté d’Otsuya à la pâleur cadavérique, ou ce final orgiaque où les désirs finissent ensanglantés.


(7.5/10)

Créée

le 14 nov. 2022

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Procol Harum

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