Qu’est-ce qu’on pourrait bien trouver à dire sur Taxi Driver, film sur lequel probablement tout a déjà été dit ?


Et pourtant, à mon premier visionnage, je n’ai que moyennement apprécié le film. Sans doute par dépit, je me disais que ça restait pas trop mal, et que c’était juste l’époque qui en avait fait un objet culte… Il faut dire, je ne comprenais pas précisément ce qu’on me racontait : c’était donc ça le plus grand vigilante movie de tous les temps ? Un film lent, où il faut attendre véritablement la moitié du métrage pour que le personnage se décide à passer à l’action – et la toute fin pour qu’il le fasse vraiment. Un film sans enjeux apparents, où le protagoniste flotte, erre sans objectif clair, sans antagoniste précis, et où sa frustration ne semble venir que d'une relation sérieusement gênante et condamnée d’avance.


Bon, évidemment, c’est ce qu’on pourrait penser du film si on ne fait aucun effort et qu’on le regarde d’un coin de l’œil avant d’aller dormir. Sauf que Taxi Driver, c’est évidemment bien plus que ça. Il s'agit probablement d'une des œuvres les plus abouties sur la solitude, la colère refoulée, la dépression. Et à l’instar d’un Michael Cimino avec son chef d’œuvre Voyage au bout de l’enfer deux ans plus tard, Scorsese réalise un des meilleurs films sur la guerre du Vietnam… sans jamais la montrer, la subordonnant à quelques répliques de caractérisation par-ci et par-là. En fait, en regardant le film aujourd’hui, on peut complètement zapper le fait que Travis Bickle soit un ancien marine, oublier ce détail si crucial et passer à côté de toute la force de frappe de Taxi Driver. C’était mon cas lors du premier visionnage.


Deux ans plus tard, je redécouvre cette séquence d’introduction hors du réel, portée par la classieuse et inquiétante BO de Bernard Herrmann : le regard de Travis, baigné dans une lumière rouge sang, balaie d’un regard inquisiteur la ville, les êtres humains qu’elle abrite, et c’est par ce simple gros plan sur des yeux qu’on comprend la dimension de son mal-être. C’est un marginal, un homme qui n’a jamais pu réintégrer cette société qu’il méprise, de laquelle il se distance à travers son pare-brise et son rétroviseur. Il ne regardera jamais ses clients directement, car il les déteste plus que tout et est incapable de se sortir d’une solitude qui le tue, intérieurement, à petit feu.


Lors de la fameuse séquence du caméo de Scorsese, d’une intensité dramatique folle, Travis ne se retournera jamais. Il ne répondra pas à ce client fou qui lui présente son plan d’assassinat de sang-froid. Mais ce moment est révélateur, puisque c’est au contact du vice qu’il méprise que Travis va aussi l’embrasser pleinement. Il incarne la contradiction ambulante du justicier, un personnage qui comble sa tristesse par la violence et la haine en prétendant faire le bien (symbolique cristallisée lors du fameux climax). Travis Bickle est un personnage terriblement pathétique, que l’on prend en pitié et en empathie, alors qu’il présente toujours des airs d’assurance et de supériorité – mais ce ne sont que des airs. Tout comme cette fin, fausse happy ending ironique qui sacralise un tueur fou comme symbole salvateur de l’Amérique, le mythe du surhomme qui vaincrait le vice à la seule force de ses bras alors qu’il n’a servi qu’à répandre un peu plus de violence dans ce monde délaissé par les grandes puissances.


Si ce film a d’abord pu me laisser de côté, c’est parce qu’il ne dit pas les choses. Il est comme son personnage : mutique, ressassant sa colère, son désespoir existentiel contre le monde entier… vainement. Taxi Driver est un film de non-dits, et c’est sa simplicité apparente qui en fait une grande œuvre. Derrière les silences, les scènes qui ne mènent nulle part, on trouve une maestria de mise en scène et d’écriture, que ce soit par la virtuosité de la caméra de Scorsese que la justesse du script de Schrader.


Pour cristallisera cette conclusion, un seul plan mythique suffit : Travis tente de rappeler Betsy, son dernier raccord à l’humanité alors que lui n’est rien de plus qu’un vulgaire harceleur de rue. La caméra quitte le personnage avec un traveling latéral et se plante dans le couloir vide. Travis continue à parler, seul, mais personne ne viendra.

oRealSan
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Films, Les meilleurs films de Martin Scorsese et Films vus en 2024

Créée

le 4 janv. 2024

Critique lue 11 fois

oRealSan

Écrit par

Critique lue 11 fois

D'autres avis sur Taxi Driver

Taxi Driver
Kobayashhi
9

La prostituée et le Chauffeur de Taxi. La Scorsese

"All the animals come out at night - whores, skunk pussies, buggers, queens, fairies, dopers, junkies, sick, venal. Someday a real rain will come and wash all this scum off the streets. " C'est par...

le 15 oct. 2014

155 j'aime

3

Taxi Driver
DjeeVanCleef
10

Un Prophète.

On pourrait disserter des semaines sur les qualités de ce film, un pur chef-d’œuvre, peut être même le seul vrai joyau de Scorsese. Celui qui, sous mes yeux, dans mon cœur brillera pour des millions...

le 29 sept. 2013

135 j'aime

25

Taxi Driver
JimBo_Lebowski
10

Le Solitaire

Mon expérience avec Taxi Driver a commencée dans une salle de cinéma de quartier il y a 15 ans, tout jeune lycéen ouvert à l'œuvre des Kubrick, Tarantino, von Trier et autres P.T. Anderson, j’étais...

le 27 oct. 2015

131 j'aime

9

Du même critique

Zero Time Dilemma
oRealSan
3

La chute

999 et Virtue's Last Reward font incontestablement partis de mes jeux favoris. Bien qu'ils ne soient pas exempts de défauts, ils ont su me faire adhérer à un univers, me faire aimer des personnages,...

le 27 avr. 2020

4 j'aime

Shin Megami Tensei: Persona 3 FES
oRealSan
6

I've never felt like, so miserable...

Presque un an après avoir complété ce jeu, et avoir entre temps fini la trilogie des « Néo-Persona », je décide enfin de me lancer dans l’écriture de cette critique. Persona 3 m’a servi de point...

le 16 juin 2020

3 j'aime

1

JoJo's Bizarre Adventure
oRealSan
7

SO-NO-CHI-NO-SA-DA-ME

Jojo's Bizarre Adventure, où l'anime que l'on te rabâche en permanence de voir (entre autres) dès lors que l'on possède quelques amis un minimum friands de culture japonaise. De plus, le fort nombre...

le 4 janv. 2019

3 j'aime