Le projet est étonnant, et cependant il y a largement de quoi creuser dans la vie d’une femme aussi complexe que Mère Teresa, ayant suscité l’adoration comme les polémiques. Le film se pare de touches rock et punk qui ne sont pas sans rappeler le cinéma de Sofia Coppola. La comparaison est d’autant plus aisée qu’elle invoque d’autres biopics, tel Marie-Antoinette, qui décrivait là aussi le portrait d’une femme dont la réputation a été faite et défaite au fil des époques. En cela, Teresa touche parfaitement au but. Échappant à une narration scolaire et ennuyeuse, le long-métrage s’offre un cheminement certes ponctué des étapes nécessaires à la compréhension de l’histoire, mais sans cesse émaillé de scènes surprenantes. Mêlant symbolique profonde, clip shows et bande-son presque délurée, provoquant un contraste fort avec le cadre religieux et miséreux de Calcutta, le tout donne une impression de chaos maîtrisé, et surtout récréatif.
Le chemin de croix que parcourt l’héroïne du film est sans cesse rappelé, par touches discrètes comme par des plans forts et intransigeants, renforcé par les grands angles. La présence du doute inhérent à la foi religieuse est très judicieusement utilisée, au point de devenir le nœud de l’intrigue principale et l’épreuve suprême de Teresa. Une scène de confession fascinante s’attarde sur des picots séparant la confessée du confesseur, très agressifs, révélant à quel point la jeune femme est cernée par ce doute acéré. La croisée des chemins, le sentier glissant que constitue la volonté d’indépendance d’une femme subissant l’influence masculine qui questionne ses choix, la désespérance et la douleur… Noomi Rapace les embrasse dans une performance très impressionnante. Dure, immédiatement imposante dans son rôle, on voit mal comment une autre actrice aurait pu incarner cette rigidité parfois cuisante et une intransigeance dévastatrice qui prédomine sur l’ensemble de l’œuvre. Noomi Rapace est Mère Teresa, fignolant le moindre détail de son incarnation, jusqu’à emprunter son accent caractéristique et sonnant authentique. Son visage est toujours superbement capté par la caméra, qui en souligne les pommettes hautes et l’expression sévère, pareille à un oiseau de proie.
Cette notion du féminin sacré et contrarié à la fois jure également fort avec l’environnement qui cerne la congrégation. Les femmes semblent en permanence en proie au danger. Extérieur, d’abord : la pauvreté qui se masse de l’autre côté des murs, la mort jamais bien loin, les blessures qui s’infectent, la promiscuité dérangeante, le manque d’éducation des petites filles souvent promises à des violences institutionnalisées. Intérieur, ensuite : au sein même du cercle religieux, la vie est dure et les rapports de force souvent perceptibles et anxiogènes. Les intérêts personnels ont beau devoir s’effacer au profit du bien commun et de la vénération envers le Seigneur, les péchés capitaux rôdent, s’infiltrant loin par-delà les murs du couvent.
Ce sentiment de menace n’est là encore pas sans rappeler d’autres films qui jouaient alors déjà d’un huis-clos similaire en pays étranger. Le Narcisse noir, réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger et sorti en 1947, s’ingéniait déjà à pousser ses personnages dans leurs retranchements hallucinatoires, et Mitevska semble y avoir puisé une inspiration intéressante. L’orgueil, comme souvent remarqué au travers de personnages profondément dogmatiques et exigeants envers eux-mêmes comme envers les autres, n’est qu’un des nombreux péchés qui, presque tous, viennent torturer la détermination de Teresa (qui cède justement à des épisodes de gourmandise, qui fait preuve d’envie, et même les marqueurs temporels — le 7e jour — paraissent narguer la missionnaire). Ces multiples combats livrés contre elle-même et contre son entourage proche, conjugués à un climat étranger, à des nuits surchauffées et à des visions mirifiques, poussent parfois le personnage à frôler dangereusement des épisodes de folie douce. Au mieux, ils se traduisent par des pics d’autorité presque déraisonnables, et par un aveuglement mêlé de déni conduisant au refus de donner sa compassion. Loin de brosser de son héroïne un tableau exemplaire, le film se montre très franc en pointant du doigt les contradictions et les faiblesses bien humaines qui la transpercent. En abordant cette partie beaucoup plus sombre d’une personnalité aussi impérieuse, la réalisatrice joue avec son sujet, avec beaucoup plus de légèreté que ce dernier le laisse paraître. Elle interroge, sans condamner, mais sans affadir non plus les moments de cruauté assumée de la religieuse.oup plus sombre d’une personnalité aussi impérieuse, la réalisatrice joue avec son sujet, avec beaucoup plus de légèreté que ce dernier le laisse paraître. Elle interroge, sans condamner, mais sans affadir non plus les moments de cruauté assumée de la religieuse.
La métaphore se retrouve notamment dans un jeu de miroirs et de reflets qui jalonnent le film. Teresa s’observe sans complaisance, comme les spectateurs ont eux aussi tout le loisir de le faire. Elle s’y emploie comme quelqu’un qui n’a pas forcément l’habitude de se regarder, voire de se regarder en face au sens, justement, métaphorique du terme. La confrontation au physique et au réel de sa propre enveloppe, qu’elle ne cesse de contraindre par une moralité tournée vers sa foi, complique son avancée vers un but dont on en vient à se demander quelle est la part d’égo. Même les mouvements de caméra, parfois anarchiques, trahissent ses remous intérieurs, en cherchant à s’accrocher à des pans de son visage troublé ; ses yeux, un bout de profil, renvoient l’idée d’une psyché morcelée. Cette recherche cinématographique se distingue également lors de débats opposants la science et la foi, révélant leur complexité par l’enchevêtrement architectural de balcons compliqués entourant les personnages. Ainsi, malgré des moments étranges, drôles, et en décalage complet avec l’image que le public pourrait se faire d’un dispensaire à Calcutta par ce punk-rock glissé çà et là, Mitevska reste fidèle à sa ligne rouge, et ne perd jamais de vue son sujet.
Noomi Rapace a réussi à démontrer une fois de plus son talent et la pertinence de ses choix d’interprétation. En se fondant dans la peau de Mère Teresa avec la même intransigeance dont fait preuve son personnage, elle se donne avec une abnégation énergique et contagieuse, et propose une vision neuve de cette missionnaire catholique. Quant à sa réalisatrice, elle fait preuve d’une grande ingéniosité pour donner envie au spectateur de se plonger dans le parcours courageux, certes parfois discutable, mais pas moins hypnotisant, d’une femme compliquée et dont le mystère reste presque intact encore aujourd’hui.