"Fin 1945. Deux mois avant la fin de la guerre", indique une vignette initiale. Un homme fuit, éperdu, poursuivi par les balles et les invectives d'un officier nazi. En quelques plans, Robert Schwentke expose la métamorphose de cet être traqué, d'abord réduit à la préservation de ses plus élémentaires fonctions vitales (survivre, se nourrir...). À la faveur de la découverte fortuite d'un uniforme de gradé nazi (le fameux "Hauptmann", "Capitaine"), et en passant par la transition presque schizophrène qui veut que les mauvais traitements se soient inscrits si profondément dans la victime que l'ancien persécuté intériorise et restitue tels quels le comportement et les propos de son persécuteur, le spectateur voit en quelques instants l'ancien fuyard devenir un officier nazi qui entend se faire respecter.


Ce qui s'annonçait, au début du film, comme une descente aux enfers, se convertit, par le biais de ce changement de personnalité, en une reconstruction, mais une reconstruction faite de lambeaux, à l'image de la déroute qui est en train de démembrer l'armée nazie. À la trajectoire solitaire de cet homme en fuite, désormais nommé Willi Herold, vont s'agréger d'autres trajectoires solitaires, qui pressentent instinctivement l'intérêt qu'elles peuvent trouver à ce regroupement, sur la nature duquel elles sont toutefois sans illusion : un soldat en déroute, Freytag (magnifique Milan Peschel, que l'on a déjà pu apprécier, entre autres, dans "Netto", en 2004), qui s'instaure aussitôt ordonnance de celui qu'il voit comme pouvant représenter une menace, à reconvertir en protection ; puis une troupe de quatre pilleurs violents, emmenés par Kipinski (Frederick Lau, dont on a déjà admiré l'intensité et la liberté dans "Victoria", en 2015). Cette horde d'outre-tombe, qui en vient à tracter à dos d'hommes la voiture en panne sèche du Hauptmann, va croiser sur sa route des représentants de plus en plus haut-placés du régime nazi : autant de menaces, pour eux tous, d'être identifiés comme déserteurs et traités comme tels, autant d'échelons gravis dans l'imposture, s'ils franchissent l'épreuve sans être découverts. Succès qui sera le leur, grâce à la prestation de leur "Capitaine", superbement campé par Max Hubacher, dont le visage exprime tout aussi bien une crainte hagarde qu'une froideur dominatrice et glaçante.


Dès lors que l'imposture de ce Hauptmann, qui en vient à se prétendre mandaté par Hitler en personne, est prise au sérieux, les personnages se retrouvent happés par une spirale de violence répressive, chaque nouvelle exaction asseyant de façon un peu plus stable et crédible la mascarade. Comme s'il démontait le mécanisme d'un engrenage parfaitement conçu, le réalisateur, à travers quelques figures types, donne à voir toute la folie, tout l'arbitraire de l'embrigadement nazi, mais aussi le caractère implacable de son fonctionnement, qui n'offrait que peu d'alternatives entre une soumission exemplaire et une rébellion tenant du suicide. Illustrant ce regard, le personnage campé par Milan Peschel offre un jeu admirablement polysémique, lorsqu'il contemple celui qu'il s'est donné pour chef avec une fixité porteuse d'un mélange d'effarement et de désapprobation (comment peut-il pousser si loin le jeu ?...), de crainte (et s'il se retournait contre moi ?...), et d'admiration secrète (comment peut-il être si crédible, dans ce personnage qui n'est pas le sien ?...).


Tourné dans un noir et blanc austère, qui souhaite à la fois restituer un climat et éviter le caractère spectaculaire du massacre, le film sonne comme une terrible mise en garde ; non seulement une nouvelle dénonciation du nazisme et de ses excès, mais une invitation à achever de prendre conscience qu'il est certains régimes dans lesquels il vaut mieux ne pas tomber. Non pas uniquement un nouveau blâme, visant un passé que tout le monde s'accorde à dénoncer, mais un appel à une vigilance tournée vers le futur. D'où le générique final, montrant les acteurs, dans leurs tenues d'époque, déferlant dans une ville contemporaine et y malmenant les passants, sans rencontrer de véritable résistance, du fait des armes dont ils sont équipés. Comme l'explique le réalisateur, non sans humour : "J'ai voulu ce générique de fin car je me suis dit que, si les spectateurs n'avaient pas compris mon film pendant son déroulement, du moins percevraient-ils, à ce moment-là, ce que j'ai voulu dire...".

AnneSchneider
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le 10 oct. 2017

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Anne Schneider

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