Si ce film trébuche sur quelques poncifs pendant ses premières minutes et peut nous laisser perplexe, on comprend peu à peu, notamment à travers son esthétique très élaborée qu'il tente de formuler un discours original sur le génocide arménien. Beau, original et réaliste, certes, mais peu politisé et c'est assez regrettable pour un film traitant d'un sujet aussi ancré historiquement dans les exactions commises au sein de l'Empire Ottoman pendant la première guerre mondiale.
En effet, il n'y a ici aucune mention des issues de la guerre et de son déclenchement. Les thématiques de la vengeance, de l'amertume et de la frustration ne sont pas développées. Il n'y a presque aucun blâme apporté aux bourreaux ou aux commanditaires inconnus du génocide dans ce film et aucune allusion à la délivrance de l'Arménie reconnu en tant qu’État à part entière à l'issu du traité de Sèvre de 1920. On peut penser qu'il s'agit donc d'une critique en creux, à la manière de Voyage au bout de la nuit, d'un système nécessairement absurde car vu à travers les yeux d'un personnage anonyme, incompréhensif et dépassé par la situation qui serait incarné par Nazareth (Tahar Rahim). Mais cette théorie ne semble pas très cohérente car la persécution arménienne est plutôt perçue sous la forme d'une fatalité désincarnée plutôt que la manifestation d'une monstruosité typiquement humaine comme chez Céline. Le film empêche donc toute rationalisation d'ordre politique que ce soit du fait de l'absence de détail sur le contexte historique au sein du récit ou du fait de la vacuité de l'interprétation de ce manque.
Le discours du film est plus universel que la simple manifestation d'une ancienne rancœur. Il s'agit de prôner la tolérance, la miséricorde et la compassion. Un plan exprime avec une puissance remarquable cette idée en reprenant l'imagerie de la pietà : Tahar Rahim, en vierge Marie tient sur ses genoux sa cousine mourante, derrière lui le soleil se couche et dessine une tache sanglante à l'horizon, tandis que les lamentations du camp de déportés agonisants se mêlent étrangement à une musique lancinante et s'accordent avec les prérogatives déchirantes de la cousine : « Achève-mes souffrances. ». Cette référence est très frappante car le plan est d'une beauté photographique à couper le souffle et apparaît comme une perfection picturale plongée au milieu du chaos et de la détresse humaine. De la même manière l'idéologie chrétienne se retrouve dans le refus de vengeance dont fait preuve Nazareth à l'encontre des ottomans dans une scène de lynchage, mais aussi dans son geste d'altruisme pour sauver une jeune femme victime d'un viol.
Tout ceci est donc très joli et très spirituel mais on se demande vraiment où part le film après la mort de la cousine... On assiste successivement à un voyage touristique à Alep où l'on découvre avec une libido sciendi savoureusement réaliste qu'ils y font bien des savons, puis on va voir Nazareth faire le carbon dans les rues de Cuba et lorsqu'il traverse les États-Unis, il ne peut s’empêcher de jouer au Western avec un vieux cow-boy gras sortant des WC une main sur son pantalon, l'autre sur son fusil. On peut certainement trouver ici une métaphore de la diffusion de la parole divine mais il n’empêche que cette partie du film est relativement blazante.
On peut donc dire que ce film oppose à une dénonciation politique du génocide arménien en particulier, une critique plus profonde de la guerre en général et utilise cet événement comme parabole en faveur de la compassion humaine. La rationalité est délaissée au profit d'une spiritualité marquée par l'espoir : Nazareth, prénom du personnage principal mais aussi allégorie de la Terre promise doit être interprété comme l'incarnation du pardon et du renouveau. Mais malgré son discours intéressant et sa beauté plastique renversante, on s'ennuie fermement devant ce film et s'est avec un soulagement très profond qu'on voit Tahar Rahim retrouver sa fille pour pouvoir enfin soupirer de plaisir devant le générique.

Créée

le 7 juil. 2016

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