Se battre pour que la vie soit un souvenir. Un beau souvenir.

Dans "The Grandmaster", Wong Kar-Wai signe une fresque historique sur l'histoire du Kung-Fu dans la Chine torturée du milieu du XX° siècle. Tony Leung Chiu Wai et Zhang Ziyi sont à l'interprétation des deux rôles principaux.

"The Grandmaster" est avant tout un projet colossal d'une dizaine d'années, dont chaque plan, chaque scène, est en soi un aboutissement parfait de ce que veut présenter à ses spectateurs le réalisateur. La plus perfectionniste des manières de filmer. Malheureusement, et pour rendre ce film sûrement plus "bankable", ce dernier s'est vu rapetisser de nombreuses scènes entières. Quel dommage, l'émotion des dernières scènes aurait été décuplée si le film avait duré une heure de plus. Voilà donc un DVD en version longue qui vaudra (enfin) certaiement la peine !

Beaucoup présentent le film comme étant un biopic de la vie d'Ip Man, grand maître d'arts martiaux chinois. Ceci est finalement faux quant on comprend l'étendue ahurissante que Wong Kar-Wai voulait donner à son film. Le récit présente plutôt la vie de deux personnages, Ip Man et Gong Er, qui subissent et endurent une époque, tout en essayant de garder leurs gestes élégants, leurs esprits sains et leurs mains propres.

Il m'a fallut deux visionnages pour comprendre certains idées du scénario, certaines visions de chaque personnage. Notamment, à quoi sert le personnage de "La Lame". Et de fait, l'histoire est beaucoup plus aboutie lorsqu'on s'abandonne à sa symbolique, plutôt que d'essayer de comprendre rationnellement chaque fait et geste. Les deux éléments que sont la philosophie chinoise et le récit cinématographique d'une longue période s'allient ici à la perfection pour donner à l'oeuvre une aura incandescente.

Chacun se fera sa petite idée de l'enseignement du kung-fu par ce film. Mais de mon point de vue, j'en dégage une extraordinaire affection envers cette philosophie de l'éthique en pleine tempête, de l'acceptation de la défaite qu'infligent non seulement le quotidien et la guerre, mais surtout le cheminement de l'honneur dans lequel les personnages s'entêtent. Lorsqu'Ip Man est réduit à enseigner son art le plus beau à quelques pauvres qui lui donnent comme à un mendiant quelques pièces, et que dans son regard se lit la fierté des anciens riches, ou lorsque Gong Er décide de tirer une croix sur une vie heureuse, quoique superficielle, pour venger son père, et qu'elle jette à la face de son clan son mépris pour leur jeu qu'elle croit de compromis, on ne voit que la vie et les choix qu'elle nous oblige à faire. Et puis cette image du chinois Ip Man, tête baissée, devant le photographe hong-kongais voulant immortaliser son visage pour lui faire sa carte d'identité d'Hong-Kong ?
Concernant le personnage de "La Lame", je finis par penser que dans cette version courte, Wong Kar-Wai en fait le symbole du kung-fu nouveau, plus adapté à cette Chine de l'après-guerre. La scène de combat durant laquelle "La Lame" terrasse une vingtaine de partisans nationalistes est ainsi plus violente, plus sanglante, et, volontairement, plus moderne. C'est un choix très intelligent de la part de Wong Kar-Wai que de faire entrer son film dans une logique d'évolution plus que dans celle d'un récit quelconque d'une période donnée.

Côté réalisation, le film est d'une rare beauté. Celle-ci, taxée par certains de formaliste, et la mise en scène, que l'on peut juger désuette durant certaines séquences, en ressortent néanmoins très cohérentes avec l'ensemble de l'image du film. Je n'aurais pas imaginé une seule seconde une mise en scène à la Spielberg, ou à la Scorsese, pour parler de kung-fu. Ce qui est touchant, c'est que Wong Kar-Wai, très largement influencé par le cinéma hollywoodien, parvient à revenir à un cinéma plus identitaire avec ce film. Cela dit, chacun ses goûts, et la mise en scène et le montage d'un film sont deux choses que l'on ne peut forcer à aimer.

Les acteurs principaux, tous très bons, mettent en oeuvre leur charisme incroyable pour donner aux scènes d'affrontement des allures grandioses. Tony Leung Chiu Wai n'a ainsi rien à envier au Bruce Wayne de Christopher Nolan ("The Dark Knight Trilogy" (2005-2012)), ou au chauffeur de Nicolas Winding Refn ("Drive" (2011)). Que dire de Zhang Ziyi, qui illumine le film de sa grâce pure et innée ?

Je terminerai juste sur l'histoire du bouton, qui représente, à mon avis, une très grande partie de l'histoire du film. Lorsqu'Ip Man garde dans sa main fermée un bouton du manteau de sa femme, c'est comme garder pour lui le souvenir ultime de cette époque bénie qu'il a vécu, heureux et le sourire aux lèvres.
En le donnant à Gong Er, il veut tout simplement lui faire comprendre à sa manière qu'il ne regrette rien, et qu'il peut laisser aller ses souvenirs vagabonder dans les méandres d'un esprit en paix.
Et enfin, quand elle lui redonne, quelques années plus tard, on la voit fatiguée, triste et usée. Elle qui n'a jamais su se retourner sur sa vie ("Le Vieux Singe Tire Sa Révérence") est gênée par la trace encore vivace d'un amour qu'elle n'a jamais vécue. Et sans regret aucun, elle parvient enfin à comprendre que la vie n'est qu'un grand souvenir. Qu'Ip Man s'est battu pour faire de la sienne un grand et beau souvenir.
Cinemago
9
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le 29 avr. 2013

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