Le pendant esthétique d’un film résulte souvent du traitement de l’image, polysémique et mouvante.


Assujettie au mouvement de caméra, elle se doit d’être légitime, de symboliser, incarner un objet ou un sujet. L’outil qu’est le cinéma vient transcender l’image en lui octroyant une dimension supérieure à travers les procédés propres au 7e Art.


Ainsi, l’image, dans sa singularité, esthétiquement immanente, obtient une envergure autre en se combinant avec la musique et le mouvement.


Le geste, lui, vient styliser l’image et l’alchimie qui en résulte est, dans sa finalité, l’Art en lui-même, l’outil donnant une identité véritable au Cinéma. Sans cette esthétique, sans ce geste supérieur, sans cette alliance de forces, le cinéma serait réduit à la transposition de l’art dramatique évoluant dans un univers extérieur.


Mais alors, nous pourrions nous poser la question si, finalement, le cinéma est-il un art ou alors est-ce qu’il le devient par la mouvance du geste ?


Le mouvement universel nous pousserait vers la seconde alternative, mais la tension sous-jacente qui règne entre le style et le geste n’est pas forcément une question de mouvement. Le style est, il demeure, et reste à jamais gravé au fer rouge par quelques lettres formant une signature.


The Grandmaster porte la signature de Wong Kar Wai et 20 ans après Les Cendres du temps — son film sans doute le plus impénétrable de tous — le cinéaste revient avec un autre film de combat, cette fois-ci porté sur les arts martiaux et les valeurs ancestrales véhiculées par le kung-fu.


Kung-Fu, deux mots, deux mains et deux pieds ; deux camps, comme résume Ip Man (le senseï de Bruce Lee) achevant de boire l’eau de vie, accoudé à un bar avant que la tempête ne commence. La séquence d’introduction est certainement la séquence la plus intéressante plastiquement, car disons-le franchement, The Grandmaster relève plus d’une grande réussite esthétique que d’un récit intéressant.


WKW délaisse le cinéma du désir pour plonger corps et âme dans la bataille fratricide qui sépare le Nord du Sud, le Ba Gua (technique principale du Nord) du Wing Chun (technique inventée par Ip Man).


À la poursuite du chef d’œuvre


The Grandmaster narre l’épopée de Ip Man (incarné par la star Tony Leung), maître des arts martiaux en puissance et la construction de sa légende en succédant au grand maître de l’époque.


Sur sa route, il va rencontrer maints adversaires et traverser les âges (respectivement la guerre civile, la révolution, l’invasion de la chine par le Japon et la Seconde Guerre) tout en perfectionnant son style, trouvant sa voie, la voie transcendante, celle de la maîtrise du geste.


La métaphore est évidente et l’hommage honorable : à travers The Grandmaster, WKW tente, avec une ambition trop grande de constituer un chef-d’œuvre, voire un double chef d’œuvre. Chef d’œuvre du maître Ip Man qui, en répétant sans cesse le même geste, dans le même style, tente de donner une ampleur supérieure à son art, en le magnifiant.


L’autre chef d’œuvre, c’est la quête du réalisateur : WKW quitte son univers manichéen pour s’engager dans un film aux fondations académiques. Il serait d’ailleurs séduisant de faire un rapprochement au cinéma américain ; le western est à l’Amérique ce que le film de kung-fu est à la Chine, un film d’action transposant les valeurs d’un pays en inculquant des procédés répétitifs et efficaces. Pari réussi pour le cinéaste si on ne s’en tient qu’à la plastique du film.


La mise en scène est sans doute la pierre angulaire du film, seule partie réellement réussie, à l’image de la séquence d’introduction du film, époustouflante et anthologique où un homme se dresse contre une armée d’homme sous une pluie battante.


Vêtu d’une tunique noire et d’un panama, l’homme mystérieux explique brièvement ce qu’est le kung-fu, ce sont simplement deux mots qui résument la quête d’un homme. Comme J-M Basquiat, Ip Man, lorsqu’il combat, ne pense pas à l’art, mais à la vie même.


Toujours est-il que la mise en scène est maîtrisée dans chaque détail, par l’alternance du rythme des combats, tantôt accélérés, tantôt décélérés, jouant sur les détails esthétiques, le tout dans un concert tonitruant de corps se fracassant au touché des phalanges brisées des combattants ;


Cette séquence arrive à résumer la puissance du personnage d’Ip Man, en traçant les préludes d’une histoire qui est appelée à devenir Légende. Les procédés utilisés sont efficaces, ils consistent à rythmer et malaxer l’image en jouant sur la temporalité de l’action et la dualité des personnages.


WKW s’est inspiré des jeux vidéo en constituant des niveaux de difficulté et en incarnant dans des personnages, des personnalités différentes à la manière d’un jeu vidéo où le joueur gravit les échelons pour parvenir au moment ultime. Et c’est à ce moment précis que le film pèche par une outrecuidance du récit.


Un scénario qui pèche par son ambition souvent démesurée


L’ambition de WKW est de rendre chaque séquence ultime et profonde, là où le film de kung-fu s’évertue humblement à magnifier le geste par des chorégraphies de combat somptueuses.


Pour aller plus loin, nous pourrions dire que The Grandmaster tire son esthétique dans l’école soviétique où chaque plan est étudié et suit un enchainement logique et direct tandis que le scénario se perd par une accumulation de dialogues et de séquences profondes sans suite logique. La narration se perd ainsi par l’effacement des personnages et une intrigue cassée.


The Grandmaster conserve néanmoins les codes du récit standard en supplantant un décor classique (même si légèrement moderne) et retrace assez efficacement les rapports socioculturels de l’époque : la dualité des familles, le rapport entre les hommes et femmes, ainsi que la place de la famille et des traditions dans les codes de socialisation. Il resterait donc une question primordiale à aborder : qu’en est-il du style de WKW ?


L’œuvre du cinéaste peut s’appréhender comme non pas une dualité de personnages ennemis, mais une dualité dans les sexes des personnages et l’opposition dramatique de ces hommes et femmes errant dans les villes, en l’occurrence une en particulier : Hong-Kong.


Tradition et Modernisme


Vous l’aurez donc compris, The Grandmaster s’émancipe du style du réalisateur. Il n’est plus question du cinéma du désir ou de gazéification urbaine (Hong Kong). Le désir extatique s’est mué en relations et statuts sociaux et le film raconte la rencontre de deux êtres attirés l’un vers l’autre, mais ne pouvant s’aimer… une tragédie en somme.


Regards lascifs, étreintes brisées et respect mutuel sont les seules marques d’amour dont peuvent se témoigner Gong Er et Ip Man, rivaux de sang, amants dans l’âme.


Ainsi les codes traditionnels se meuvent peu à peu dans une mise en scène moderne à l’esthétique raffinée malheureusement obscurcie par une trame bancale où le spectateur ne sait trop quoi penser. Entre le style et le geste, WKW aborderait-il un nouveau pan de son cinéma encore inexploré ?


Dans Nouvelles Chines, Nouveaux Cinémas Bérénice Reynaud explique que le cinéma du réalisateur est toujours en constant transit, comme si le cinéaste respectait à la lettre la maxime d’Héraclite On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve où le mouvement universel appellerait à refaire souvent le même art, mais que les composantes auraient changé.


The Grandmaster est une sorte de chef d’œuvre imparfait, il est enveloppé d’une plastique quasi parfaite en sublimant le geste, mais la profondeur n’atteint pas l’objectif qu’il s’était donné.

Monsieur_Biche
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le 3 janv. 2016

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Monsieur_Biche

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