Peut-on encore croire au cinéma ? Peut-on encore espérer retrouver la noblesse d’un art à une époque où l’on sacrifie tout sur l’autel du rendement, tout y compris ses légendes d’antan ? En adaptant Sir Gawain and the Green Knight, poème arthurien du XIVe siècle, en situant surtout son récit dans un contexte truffé d’incertitudes, où la foi chancelle (paganisme, christianisme) tandis que les légendes flétrissent (le vieux roi Arthur et le musée poussiéreux de la table ronde), David Lowery expose ses inquiétudes concernant notre époque décatie et creuse un peu plus son sillon au sein d’un cinéma auteuriste, lui aussi, menacé d’extinction.
Si The Green Knight intronise le cinéaste dans l’univers de l’heroic fantasy, il ne fait que prolonger, par contre, son goût immodéré pour toutes ces choses relevant du mythe ou de la mythologie ! On se souvient, en effet, que le très beau A Ghost Story revisitait avec finesse le mythe du fantôme, tandis que The Old Man and The Gun abordait un autre aspect de notre mythologie populaire, celle des braqueurs à la Bonnie and Clyde : deux films au récit mythifié (voix-off solennelle, carton contextualisant l’histoire...), au regard braqué sur les effets délétères du temps, et aux inquiétudes communes qui pourraient se résumer ainsi : ce que l’on pense éternel (le sentiment, la légende...) survie-t-il au passage du temps ? Un paradoxe anxieux que The Green Knight creuse en usant malicieusement des possibilités offertes par le genre fantastique, désarçonnant son spectateur en le plongeant dans un imaginaire fertile en symbole, en prenant à rebours un récit mythique connu de tous : Gauvain, cette fois-ci, du fait de sa couardise et de son manque de foi, n'est qu'un chevalier en toc à Camelot, un imposteur impropre à la reconnaissance éternelle. Cette dernière, cependant, lui est offerte comme un cadeau le soir de Noel, mais à condition de faire face à son destin, d’offrir sa tête au Chevalier Vert.
Loin d’être une simple astuce scénaristique, ce pas de côte vis-à-vis du texte original annonce de manière programmatique ce que sera le reste du film : on sort des sentiers balisés de l’heroic fantasy, avec son schématisme habituel mêlant quête héroïque, action et courage, pour retrouver la douceur et la contemplation propre au cinéma de Lowery, faisant d’un baiser, une hésitation, ou une ellipse énigmatique le moyen de désamorcer toutes effusions de violence et de sang. Plutôt que de miser sur le spectaculaire à tout va, le cinéaste adopte un traitement déceptif de l’histoire et privilégie les effets à combustion lente, associant sonorités anxiogènes et saillies graphiques afin de diffuser l’impression d’un cauchemar croissant : plus on avance dans la quête, plus les repères et les certitudes s’évanouissent, plus l’idée de danger devient omniprésente. Une impression que les péripéties improbables, les rencontres farfelues et les visions aussi étonnantes que mystérieuses ne font qu’accroître. Alors certes tout n’est pas parfait, et nous aurions mille raisons de pester contre ce film aux longueurs incommodantes, au symbolisme parfois trop présent voire incompréhensible pour le commun des mortels. Mais nous aurions tort, également, de ne pas passer outre ces quelques désagréments, car The Green Knight regorge de trésors aussi rares que précieux, caractérisés par une délicieuse ambiance mystérieuse, des fulgurances visuelles étonnantes, comme ces géants émergeant de la brume, et surtout une dimension mythique particulièrement marquante.
Néanmoins, même si le fantastique impressionne notre imaginaire, avec ces fantômes, sorcières, arbres aux traits humains et autres bestiaires fantasques, Lowery ne perd jamais l’Homme de vue et se sert de toute cette mythologie pour le mettre à nu. Contrairement au héros du texte original, Gauvain est caractérisé comme étant écrasé par le poids des responsabilités et ne se sent pas digne de siéger aux côtés du Roi. La quête initiatique qu’il entreprend ne fera que sonder sa défaillance morale : alors qu’il croise des connaissances devenues soudainement méconnaissables, comme si chaque être possédait son double maléfique, c’est sa propre duplicité qui s’expose au grand jour : pensant représenter la noblesse de cœur, il sollicite l’assistance d’un pauvre garçon en oubliant d’être généreux, il accepte d’aider un fantôme en délaissant l’altruisme, il trouve refuge tout en trahissant la confiance de son hôte... toutes les belles valeurs qu’il est censé incarner s’effacent alors derrière l’expression de sa profonde vanité.
Un déshonneur qui pourrait être perçu comme étant propre à la chevalerie, que le film s’échinerait à stigmatiser, mais qui s’avère être bien plus généralement celui d’une époque, d’un monde dont la crise de foi pousse l’Homme à l’errance et à l’égoïsme. C’est ce que Lowery explicite à travers ses figures antagonistes, opposant la légende des Hommes, Arthur et ses vieux chevaliers, derniers représentants d’une époque obsolète, à celle toujours vaillante de la nature, incarnée par le Chevalier Vert. En arrivant bien après l’âge d’or des chevaliers de la table ronde, Gauvain est le pur produit de ce monde où l’on ne croit plus en rien, ni en des légendes anciennes, ni en une religion empêtrée par le paganisme. Au-delà du cadre religieux, l’absence de croyance (en quelque chose de plus grand que nous) n’engendre qu’une existence morne et plate, comme le souligne cette figure stylistique récurrente qui est celle de l’errance : errance de Gauvin dans The Green Knight, errance de C dans A Ghost Story... une errance que Lowery tente de combattre à sa façon, en opposant à un cinéma industriel sans saveur celui bien plus vivifiant appartenant à un âge d’or aujourd’hui révolu, celui d’un cinéma ancien, noble générateur de rêves et d’émotions, dont la légende ne demande qu’à briller de nouveau.