On connaît suffisamment la vitalité du "polar scandinave", en littérature du moins, pour faire confiance les yeux fermés à ce petit film conceptuel danois qui nous arrive auréolé de critiques louangeuses et de récompenses... même si l'on imagine mal qu'on aura à faire à la "révélation de l'année" ou à la naissance d'un nouveau réalisateur génial. Et en effet, "génial", "The Guilty ne l'est pas : on peut même trouver que son concept malin - en gros, remplacer l'image par le son pour raconter une histoire - tourne un peu en rond à mi-film, sans que les artifices de changements de décor (on passe d'une salle à l'autre du centre téléphonique de la police) et de lumière (des néons blafards à l'obscurité, avant un retour vers la lumière "révélatrice") accompagnant l'évolution en parallèle de l'intrigue et du héros n'arrivent vraiment à relancer le film, qu'on jugera donc un peu trop long avec ses 85 minutes (il a au moins dix minutes de trop, probablement...). On tiquera encore plus sur la fin, conjuguant un happy end improbable et une conclusion un tantinet "moraliste", qui donne à "The Guilty" une touche hollywoodienne dont on se serait bien passé.


Ce sont là de vraies réserves, qui gâchent un peu notre plaisir, même si elles ne sauraient noyer les qualités remarquables du film de Gustav Möller, qui s'en tient rigoureusement aux principes établis dès le départ : un seul acteur, Jakob Cedergren, très convaincant d'ailleurs, dans tous les plans - en général rapprochés -, un récit en temps réel, pas de musique, pas de mouvements de caméra... bref une discipline qui réjouira ceux d'entre nous qui sont fatigués de la virtuosité pyrotechnique inutile de 95% du cinéma contemporain... Soit une sorte d'équivalent cinématographique de la rudesse étouffante des meilleurs thrillers littéraires locaux. Le spectateur se retrouve peu à peu enfermé dans un huis clos oppressant, la tension naissant uniquement de ce qu'il va imaginer à partir de qu'il entend, grâce à une bande-son qui constitue indiscutablement le point fort du film (... pourquoi d'ailleurs n'avoir pas poussé l'expérience jusqu'à nous proposer une image noire, durassienne, et nous laisser uniquement avec le son ?). Et c'est évidemment là où Möller transcende son petit tour de force formaliste, dans cette démonstration implacable - que l'on se risquera à comparer au meilleur travail de Brian De Palma - que l'auditeur (le spectateur) construit sa propre histoire à partir de ce qu'il entend (ce qu'il voit), sans réaliser qu'il se prend lui-même au piège d'une illusion auquel il choisit de croire : le double twist du film n'est pas un simple artifice "moderne" de narration, mais plutôt la triste démonstration de notre propre naïveté. Nous préférons interpréter ce que nous entendons et ce que nous voyons de la manière qui nous arrange, sauter bien vite à des conclusions stéréotypées (un bon flic qui prend à cœur son métier ingrat, une pauvre femme victime d'un mari psychopathe) : le son s'avère aussi mensonger que l'image, la vie est beaucoup plus retorse, les êtres sont beaucoup plus ambigus que nous aimerions le penser.


Plutôt qu'une belle leçon de cinéma (Möller n'est pas Hitchcock, et c'est sans doute tant mieux, "The Guilty" n'est pas "La Corde", et le tour de force n'est finalement pas si intéressant que ça), c'est une belle leçon de réflexion que "The Guilty" nous donne. Ce qui n'est quand même pas rien.


[Critique écrite en 2018]


Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Magazine : https://www.benzinemag.net/2018/07/29/the-guilty-un-thriller-psychologique-plutot-efficace/

EricDebarnot
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 19 juil. 2018

Critique lue 5.5K fois

59 j'aime

22 commentaires

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 5.5K fois

59
22

D'autres avis sur The Guilty

The Guilty
EricDebarnot
7

Blow In

On connaît suffisamment la vitalité du "polar scandinave", en littérature du moins, pour faire confiance les yeux fermés à ce petit film conceptuel danois qui nous arrive auréolé de critiques...

le 19 juil. 2018

59 j'aime

22

The Guilty
dagrey
7

Au bout de la nuit, la rédemption...

Iben, mère de 2 enfants est kidnappée par son ex. Elle contacte les urgences de la police. La communication est coupée brutalement. Pour la retrouver, Asger, le policier qui a reçu...

le 19 juil. 2018

42 j'aime

1

The Guilty
AnneSchneider
10

Le film invisible

Un policier, Asger Holm (Jakob Cedergren, à la fois sobre et intense, brillant, en un mot, avec, dans certains plans, le profil pur et grave d’Albert Camus...), répond au téléphone, affecté au...

le 12 août 2019

37 j'aime

12

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

204 j'aime

150

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

190 j'aime

103

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

184 j'aime

25