« Si tu pouvais lécher mon coeur, tu verrais qu’il a un goût de poison »

*** Cette critique contient des spoilers ***

Ewa et Magda arrivent à New York en 1921. Elles fuient la Pologne et se retrouvent à Ellis Island , des rêves plein la tête. Elles ont une tante et un oncle qui sont sur place qui vont leur mettre le pied a l’étrier. Un mari, des enfants, une situation. Voila le rêve. Mais elles vont vite déchanter. Magda, tuberculeuse, va rester coincée en quarantaine dans les services médicaux de l’immigration, en attendant son éventuelle guérison. Et Ewa, accusée de moeurs légères sur le bateau qui l’a amenée, est refoulée. Sa famille n’a pas donné signe de vie, et l’adresse indiquée ne semble même pas exister. Elle repartira par le prochain bateau. On ne prend pas le risque d’accepter une femme seule, improductive, et en plus menant mauvaise vie sur le sol américain !

Un certain Bruno Weiss, homme providentiel, va pourtant redonner espoir à Ewa. Il va comme miraculeusement la sortir du pétrin et l’emmener avec lui à New York. Il a visiblement le bras long auprès du personnel de l’immigration. Il lui propose un petit travail dans le Cabaret dans lequel il travaille. Mais Ewa, ne pense qu’à faire soigner et délivrer sa soeur, Il lui faut de l’argent, beaucoup d’argent. En tout cas, beaucoup plus que ce qu’elle pourrait gagner avec l’éventuel travail de couturière qu’on lui propose. Une fois de plus , ses illusions s’effondrent. Que peut faire Ewa, dans une ville et un pays qui lui sont inconnus, et dont elle ne parle la langue qu’avec difficulté? Bruno lui fait comprendre progressivement que le cabaret miteux dans lequel il travaille est surtout la face émergée d’un commerce de femmes, il n’est qu’un souteneur et les filles sont exhibées sur scène dans des costumes et des rôles exotiques et bariolés avant de passer à la casseroles en coulisses ou dans leurs chambres. Il ne la forcera pas, ça non, mais la situation est présentée de telle façon que Ewa, résignée et amère finira par faire commerce de son corps. Elle s’intègrera comme elle peut à la troupe, sous le costume de Lady Liberty (ironie, quand tu nous tiens), en essayant de trouver sa place dans le groupe.

Ewa, toute occupée à son idée de sauver sa soeur fait tout ce qu’elle peut pour rassembler la somme nécessaire à sa libération. Mais comme elle le dit, elle aime l’argent (pour ce qu’il lui permettra de faire), mais hait Bruno et se hait surtout elle-même.
Mais il lui reste la prière et la confiance en dieu. Le film comporte une scène sublime ou Ewa va se confesser pendant la messe de la chandeleur . Elle explique au prêtre qu’elle a péché pour sauvé sa soeur, et estime perde sa noblesse et sa dignité, qu’elle se condamne aux derniers cercles de l’enfer pour ce qu’elle fait. Le prêtre qui la reçoit lui dit qu’elle devrait quitter Bruno et changer de vie, qu’il faut croire au pardon de dieu et en la rédemption. Mais Ewa lui répond qu’elle ne peut pas , qu’elle doit sauver sa soeur, quitte à finir en enfer. Son corps est souillé, mais elle veut encore croire que son âme est pure; elle fait passer sa soeur avant sa propre dignité.

Bruno, lui, est comme une sorte de père très possessif avec ses filles. Il les choie, s’occupe d’elles, pourvoit à leurs besoins, mais n’oublie pas de rappeler avec force et fracas qui est le chef. Bruno est un salaud, mais un salaud sacrément ambigu. Il se consume d’amour pour Ewa, c’est peut être même la première fois qu’il ressent ça pour une femme. Il fait tout pour la garder près de lui - quitte à s’arranger avec la vérité et la morale. Il ira jusqu'à la chercher une seconde fois sur Ellis Island. Il l’aime mais ça ne l’empêchera pas de l’exploiter, de vendre son corps aux messieurs fréquentant l’immonde gargote où il travaille. Il y a une vraie ambivalence de Bruno, entre adoration et manipulation. Sincère malgré tout dans son ignominie, il parait presque contraint de la plonger à chaque fois plus profondément dans cette situation sordide

Et Horreur! Ce sentiment qui nait en lui correspond au moment où un rival surgit dans sa vie. Orlando, son cousin magicien qui est engagé par la patronne du cabaret. Il y a clairement un passif entre Bruno et Orlando, une rivalité claire, au delà d’Ewa et Bruno n’est pas ravi de le voir resurgir du passé. Orlando a du charme, du boniment. Il est tout ce que Bruno n’est pas, finalement. Il est aussi un vecteur d’espoir et d’illusions pour Ewa (et quelle belle idée que de donner ce rôle à un illusionniste) . Lors de son retour provisoire à Ellis Island au cours du film, Orlando donne une représentation pour le jour de l’an des émigrants. Par ses mots (il adresse à la foule un vrai message d’espoir) comme par ses gestes (il lévite devant la foule). L’illusion du tour de magie est l’illustration parfaite de ce que représente l’Amérique pour les immigrés présents dans le grand hall de Ellis Island ce soir là. Ewa sera tentée de suivre Orlando dans sa tournée, charmée par son bagout et sa promesse d’argent.

Bruno va commettre l’irréparable , et tuer Bruno pendant un dispute. Accusée sciemment à tort par une de ses collègues, Ewa fuit la police avec Bruno. En faisant jouer ses dernières relations, Bruno négocie avec un gardien véreux la libération de Magda. C’est à Ellis Island que Bruno il avoue à Ewa ses pires fautes. Il avait tout organisé pour qu’Ewa soit menacée de déportation puis intégrée dans son réseau de prostitution, et il possédait depuis longtemps l’argent nécessaire a sauvetage de Magda, mais l’avait caché à Ewa pour la garder auprès de lui. Il exprime pour la première fois son remords et montre pour la première fois toute la noirceur de son coeur. « Si tu pouvais lécher mon coeur, tu verrais qu’il a un goût de poison ». Ewa lui donnera son pardon et c’est en allant vers sa perte très probable qu’il va vivre sa rédemption. le film se termine sur un plan assez magnifique, un faux split screen et pour la première fois chez Gray, sur une note d’espoir, et d’optimisme.

The immigrant réussit à être à la fois un très beau film sur l’évocation terrible du Rêve américain , un portrait de femme très émouvant (une première pour Gray, qui a tendance à ne parler que de garçons, les femmes restant dans la périphérie) et aussi une super belle histoire d’amour (Certes non réciproque et non consommé pour Bruno)

Il parait que James Gray est un grand incompris dans son pays, je le regrette, c’est un grand cinéaste et The immigrant ne fait pas exception dans sa filmographie. La photo du film par Darius Khondji m’avait parue suspecte en voyant la bande annonce (un espèce de style instagram-sepia degueu) mais c’est vraiment somptueux , en fait. Les teintes sont plus variées que le sépia de la bande annonce, déjà, et j’ai beaucoup aimé la texture très cotonneuse utilisée. Marion Cotillard trouve dans the immigrant son plus beau rôle, je crois. Je n’ai jamais trop compris pourquoi tout le monde la déteste, moi je l’aime beaucoup au cinéma, et elle n’a jamais été aussi bonne. Joaquin Phoenix, comme à son habitude, est immense. À côté, Jeremy Renner est franchement faible, mais on pardonne.
Benjicoq
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le 3 déc. 2013

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