Le voyage dans le temps est un sujet tellement usé et retourné dans tous les sens que l'on se demanderait presque comment une œuvre nouvelle pourrait apporter un regarde neuf sur ce thème. Petit indice: Les films de voyages temporels ayant reçu le plus d'éloges ces dernières années, à l'exception notable de la saga Terminator, sont bien souvent des œuvres tournées vers un ton comique, comme la vénérable série des "Retour vers le Futur" ou le méconnu "Safety Not Guaranteed", premier long-métrage de Colin Trevorrow. La petite production australienne "The Infinite Man" s'ancre totalement dans cette mouvance en faisant preuve d'une maestria rare pour jongler entre événements futurs et passés, tout en gardant un humour et une intelligence hors du commun. Le premier long-métrage du réalisateur-scénariste Hugh Sullivan s'inscrit tout d'abord comme un fantasme comique et léger qui augmente graduellement sa sophistication en créant tout un réseau d'événements denses et entremêlés, éparpillés tout au long d'une chronologie ahurissante, aboutissant finalement à une réflexion drôle et étrange sur le thème de la relation de couple.
Malgré sa chronologie complexe, The Infinite Man est une réalisation minimaliste d'une précision impressionnante: Le récit entier tourne autour des expériences de trois personnages. En son centre, le jeune scientifique névrosé, Dean (Josh McConville), qui tente de relancer sa relation avec Lana (Hannah Marshall), en l'emmenant dans une station balnéaire abandonnée pour son anniversaire. Une fois sur place, les deux amants sont cependant surpris par l'arrivée de l'ex-petit ami de Lana, Terry (Alex Dimitriades), qui gâche quelque peu leurs projets. Agacé par ce coup du sort qui semble n'avoir rien de hasardeux au premier abord, Dean passe l'année suivante à effectuer des expériences de laboratoire en solitaire, parvenant finalement à créer une machine à remonter le temps qu'il compte utiliser pour revenir dans le passé et tenter de changer ce week-end raté en rêve éveillé. Au lieu de cela, l'utilisation de la machine va instaurer une boucle d'événements apparemment sans fin qui se multiplient jusqu'à atteindre des proportions absurdes, à partir de ce point, le scénario du film va consister en un jeu d'enquête dont le but est la résolution de cette énigme étrange...
Ce film bénéficie d'un concept soigné, tourné comme une sorte de huis-clos à l'ambiance très particulière (presque entièrement situé dans un motel abandonné), le développement scénaristique offre un éventail presque infini de possibilités de croisements, de tours et détours compliqués et complexes. Commençant comme une histoire dramatique classique, la narration subit une rupture de ton sèche au moment où l'on atteint un point de basculement précis dans le scénario, à partir de là, le film franchit sans se poser de question la barrière de l'absurde, sautant les deux pieds en avant dans une ambiance hilarante, proposant des ramifications scénaristiques phénoménales, et à partir de là, le réalisateur n'a plus qu'à construire son film brique par brique, en poussant ce concept aussi loin qu'il le peut..
On ressent quelques similitudes entre le travail de Hugh Sullivan et celui de Shane Carruth, ce côté homme-orchestre et sculpteur d'histoires labyrinthiques, la première chose qui saute aux yeux après avoir vu The Infinite Man, c'est que le travail d'écriture est tout simplement colossal! Difficile de se rendre compte du nombre d'heures de travail nécessaires pour monter un scénario pareil. Il y a tellement de variables, d'événements se produisant simultanément dans un si petit cadre, dans un même espace-temps, et pourtant, tout s'imbrique merveilleusement bien, comme par magie. Sullivan a réalisé un travail spectaculaire, en s'emparant du concept habituellement très risqué et confus du paradoxe temporel, mais en réussissant à le dompter d'une main de maître, en gardant le tout cohérent et compréhensible, même pour le premier venu.
Il serait cependant malvenu de penser que ce film se limite à son concept, il s'agit d'une œuvre possédant une vraie personnalité, une pulsation, un cœur qui bat. Dans les grandes lignes, on pourrait rapprocher ce film d'un Eternal Sunshine of the Spotless Mind; car il s'agit également d'une œuvre basée sur un concept à priori absurde, mais avant tout, il s'agit d'un film sur l'humain, sur les émotions et les relations sociales. Et c'est également ce dont parle The Infinite Man. Son scénario en spirale et son concept de va-et-vient représente une forme de frustration, et les personnages que l'on nous présente sont tous des êtres déçus de leur vie, enfermés dans une forme d'emprise psychologique. On ressent réellement un profond désespoir émanant des tentatives de plus en plus compliquées de notre personnage principal d'atteindre le bonheur, son but ultime.
Compte tenu du format de ce film, il est également important de souligner les performances des acteurs, qui sont au nombre de trois, en tout et pour tout, autant dire qu'ils tiennent une bonne partie du métrage sur leurs épaules. En ce qui concerne Dean, le personnage de Josh McConville, il s'agit d'un homme incapable de spontanéité, ou de gestes simples. Sa petite amie, jouée par Hannah Marshall, le supporte car il est attachant, mais semble également constamment contrariée par son comportement. Cette relation particulière entre deux personnes à priori opposées est à elle seule une source de tension dramatique mais également de nombreux gags hilarants, causés la plupart du temps par le manque de tact de l'un ou l'autre. Il s'agit d'ailleurs du seul petit point noir en ce qui concerne l'écriture des personnages, il est en effet surprenant qu'une femme aussi terre-à-terre puisse supporter un homme aussi fantasque pendant de nombreuses années. L'équilibre de leur relation paraît franchement instable, et on a bien souvent du mal à croire qu'ils puissent mener une vie de couple normale. Il aurait peut-être été préférable de simplifier leur relation et de s'en tenir à l'essentiel.
Malgré une écriture des personnages parfois un peu étrange, la direction d'acteur est de qualité, Sullivan semble parfaitement savoir comment mener sa barque et diriger ses ouailles. En ce qui concerne le personnage de Terry, joué par Alex Dimitriades, il dispose d'une profondeur d'esprit sympathique qui dément l'impression générale donnée par sa première apparition (celle d'une sorte d'adulescent obsessionnel, prisonnier de ses pulsions, et n'ayant pas d'autre but que de jouer l'élément perturbateur du récit), McConville est, semble-t-il, un grand adepte de jeu expressif et physique, ce qui donne un ton décalé à son personnage, Hannah Marshall de son côté, joue un rôle un peu plus ambigu de femme à priori tiraillée entre deux hommes, proposant un jeu plus direct que ses compères, avec une prestation assez impressionnante au final.
Dans ce film, la confusion fait partie du plaisir. Similaire par bien des aspects au "Timecrimes" de Nacho Vigalondo, The Infinite Man réussit l'exploit de pousser son concept encore plus loin en incorporant des éléments de nature symbolique, qui servent principalement à définir la nature fragmentée d'une relation. Un exemple frappant est visible à un moment donné du film, où Dean se voit contraint d'observer sa rupture et sa réconciliation au même moment, une scène présentant une combinaison unique de stupidité et d'authenticité émotionnelle.
Sullivan maintient cette approche unique tout au long du film, bien aidé par la composition inspirée de Zoë Barry et Jed Palmer, parfaitement intégrée dans cette histoire farfelue, mais sachant se montrer poignante quand il le faut. Le ton général du film est d'ailleurs assez variable, prenant parfois le spectateur au dépourvu en injectant une dose soudaine d'humour dans une situation tendue, ou inversement, ce qui peut occasionner quelques difficultés à prendre les personnage au sérieux, au premier abord tout du moins, car on se trouve en face d'une œuvre qui nie à peine sa valeur de divertissement, une approche louable pour un film sur un thème pareil, ce qui évite de tomber dans un premier degré gonflant. Basiquement, The Infinite Man est juste l'histoire d'une épave humaine qui s'efforce maladroitement de corriger la trajectoire de sa relation amoureuse en perte de vitesse, il s'agit, dans sa lecture la plus primaire, d'un scénario que tout le monde a déjà vu des centaines de fois, mais Hugh Sullivan parvient astucieusement à contourner toute forme de convention et à réorganiser un pitch de départ à priori basique.
Pour résumer, The Infinite Man est un film au scénario merveilleusement intelligent, qui jette ses bases au fur et à mesure de sa narration, au fil d'une histoire présentée de prime abord comme un puzzle éparpillé, et dont le but va être de retourner chaque pièce une par une pour découvrir comment tous les composants s'intègrent entre eux. En partant d'une idée relativement basique, The Infinite Man évolue, joue avec son spectateur, et se développe constamment jusqu'à sa dernière seconde.
Un genre de film qui ne connaîtra malheureusement jamais de grand succès public, mais qu'il est nécessaire de découvrir, car ce sont ces films qui font vibrer notre âme de cinéphile: Les travaux à l'intégrité purement artistique et qui sont mus par une volonté farouche de création et d'inventivité de la part de leurs auteurs. The Infinite Man est incontestablement l'un de ces travaux, un mélange étonnamment équilibré d'intelligence et de cœur. Ce genre de cinéma modeste et merveilleux constitue une expérience rare qu'il faut savoir savourer à chaque instant.