Peut-on encore croire aujourd'hui à une histoire de manoir hanté ?

C'est la question que semble s'être posé Lenny Abrahamson au moment d'adapter au cinéma le roman éponyme de Sarah Waters paru en 2009 (et qu'on trouve en français sous le titre : L'Indésirable). Et apparemment, il n'a pas voulu risquer toutes ses billes sur une histoire de fantôme ou de présence maléfique hantant Hundreds Hall, manoir délabré sis en pleine campagne anglaise dans le petit comté de Warwickshire, au milieu des West Midlands. La carte du supranormal est donc jouée en mineur pendant une bonne partie du film qui se contente d'abord de détailler les différents aspects (humain, financier, social) du drame que vit la famille des Ayres en cette fin des années 40.
L'histoire est racontée principalement du point de vue du docteur Faraday (Domhnall Gleeson) qui, études de médecine achevées, est revenu s'installer dans la région où il avait vécu enfant comme fils d'une ancienne domestique des Ayres, les alors florissants propriétaires de Hundreds Hall et des terres environnantes.
Venu au manoir suite à un malaise de la jeune Betty, seule domestique qui y travaille encore, le docteur Faraday y fait connaissance des trois ultimes représentants de la famille Ayres : - Roderick, le fils (Will Poulter), un ancien officier de la RAF, gravement brûlé dans un accident d'avion, à moitié défiguré et très handicapé d'une jambe, néanmoins le seul membre masculin de la famille rescapé de la WW2, - Caroline, la fille (Ruth Wilson) qui, aidée de Betty, s'occupe des repas et, comme elle peut, de l'entretien des lieux (qui tombent en décrépitude, les Ayres n'ayant plus les moyens de subvenir à l'entretien d'une aussi vaste propriété), - et leur mère (Charlotte Rampling), vieille dame de la gentry qui, la tête encore pleine des souvenirs heureux du passé, cache pourtant une blessure personnelle (la perte de sa fille aînée à l'âge de 5 ans), tout en ayant presque honte de la précarité de leur condition financière actuelle.
Le Dr. Faraday, un homme froid et d'allure stricte et composée, va soigner la jambe du fils Ayres et, lui permettant de remarcher plus aisément, se gagner rapidement les bonnes grâces de la mère et de la fille, pour devenir un ami de la famille et un peu leur protecteur.
Cependant, une série d'incidents étranges ou d'accidents malheureux vont se produire dans les semaines ou mois qui suivent.
Le Dr. Faraday, flegmatique, poli et rationnel, apparaît alors de plus en plus comme le recours et le soutien des Ayres et notamment de Caroline qui, malgré les coups du sort répétés frappant sa famille, fait preuve de caractère et garde la tête froide.


L'histoire et son atmosphère font penser à un savant cocktail entre : La chute de la maison Usher (d'ailleurs le fils Ayres se prénomme lui aussi Roderick), Les Hauts de Hurlevent, le Retour à Brideshead, et même Le Meurtre de Roger Ackroyd. Edgar Poe, Emily Brontë, Evelyn Waugh, Agatha Christie, il y a pires références dans la fiction de langue anglaise.


Quant à la trame du film, elle est assez subtile et le spectateur ne sait pas très bien comment tout cela va se dénouer, même s'il comprend obscurément que la pièce rapportée du docteur joue sans doute un rôle essentiel dans toute l'histoire. Celui-ci a, enfant, terriblement envié le bonheur et la puissance de cette famille de la upper class anglaise symbolisés par leur magnifique manoir, son parc immense et la possession de vastes terres alentour. Vingt ou vingt-cinq ans plus tard, s'étant élevé dans la hiérarchie sociale, Faraday pense pouvoir s'approprier ce qu'il a violemment envié durant toute son enfance, et redonner son lustre à la propriété en entrant dans la famille par le biais, pourquoi pas ?, d'un mariage avec Caroline.
Celle-ci, qu'un sort malin met bientôt aux commandes de la propriété, se laissera-t-elle faire ? Et sinon, quoi ?


On est là, comme on voit, dans le domaine des réalités les plus crues (le fric, la convoitise de biens, la lutte des classes) et, semble-t-il, bien loin du supranormal, n'est-ce pas ?


Alors, une présence, mauvaise selon Roderick, est-elle néanmoins à l'oeuvre à Hundreds Hall ? Faut-il envisager un doppelgänger (ou double maléfique) de... qui ? Du docteur Faraday, si froid et calculateur ?
Cache-t-il, sous son vernis glacé d'homme de l'art, une double personnalité (genre Docteur Faraday et Mister Doppelgänger) ?


Le réalisateur laisse longtemps (jusqu'au bout ?) planer le doute - dieu sait que le cinéma est un moyen d'expression qui, via notamment les "cut" du montage, permet toutes les ellipses, toutes les ambiguïtés - et comme Hundreds Hall est un vaste manoir, isolé dans un parc immense et certainement ouvert à tous vents comme le sont la plupart de ces grandes bâtisses, il est probablement facile d'y entrer et d'en sortir sans se faire remarquer.
Pour ma part, je suis resté assez perplexe sur la façon d'interpréter le dénouement, ayant trouvé du pour et du contre aux deux hypothèses les plus probables (la rationnelle pour laquelle je penche quand même, et la supranormale).


Deux choses me semblent sûres :
1. Quand, vers la fin du film, Caroline monte jusqu'à la nurserie au 2ème étage où elle a entendu du bruit (comme sa mère en avait entendu précédemment qui, elle, avait interprété ça comme une manifestation de colère de sa petite fille décédée en bas âge des années auparavant), elle se rend dans la pièce, n'y voit rien, en ressort pour redescendre, ré-entend du bruit derrière elle, se retourne et s'exclame, stupéfaite, sans qu'on voie à qui elle s'adresse : "You !... It's you !". C'est clair, elle a reconnu la personne et ce ne peut être que Faraday, qui d'autre ?, Faraday à qui elle a dit, quelques heures auparavant que, finalement, elle ne voulait pas l'épouser, qu'elle mettait en vente la propriété et partirait au Canada. Puis, elle a un mouvement de recul, elle comprend l'intention du docteur (qu'il l'a attirée là, plein de ressentiment contre elle), mais trop tard, il la précipite par dessus la balustrade. Elle tombe en arrière dans la cage du grand escalier et se brise la nuque deux étages plus bas.
Et à la reconstitution judiciaire de l'accident, Faraday fait un faux témoignage, en prétendant que ces derniers temps, Caroline avait l'esprit assombri ou torturé ("clouded"), accréditant ainsi la thèse de son suicide, alors qu'elle avait au contraire plein de projets d'avenir et que la vente de la propriété allait la mettre à la tête d'une jolie fortune. Les 3 derniers Ayres éliminés, le docteur Faraday a atteint son but : le voici en possession du manoir et de toutes ses clés (clés dont il fait usage depuis, peut-être, plus longtemps qu'on ne croit).
2. Un autre détail nous est montré fugitivement, un peu avant la mort de Caroline : le docteur est chez lui, à sa table de travail et sur un côté de celle-ci, un grand feuillet rempli d'exercices graphiques : ce sont les mêmes petits "s" (pour "Suki", le nom de la petite fille décédée de Mme Ayres) que celle-ci avait découverts couvrant le fond de son armoire et qu'elle avait pris pour une manifestation évidente de l'esprit de sa fille prématurément disparue. C'est donc le docteur Faraday qui a couvert le fond de l'armoire de la chambre de Mme Ayres de toute cette écriture "enfantine"... pour faire croire aux Ayres que le manoir était hanté par l'esprit de Suki.


L'image suivante (cliquer, coin supérieur gauche, sur l'image pour l'agrandir) illustre clairement qui est le coupable de tout : https://www.senscritique.com/album/The_Little_Stranger_Bande_Originale/36412156


Je résume. Joli film (avec, ça et là, de magnifiques prises de vue) qui raconte une histoire complexe et subtile (peut-être trop). En tout cas, superbement interprétée. D'une tonalité générale assez triste, renforcée par la musique qui l'est également. Avec une atmosphère étrange, gothique, cruelle... qu'apprécieront les amoureux de la Grande Bretagne, du fantastique noir et des vieux manoirs pleins de toiles d'araignées et de possibles revenants.

Fleming
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le 30 sept. 2018

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