Où en est le cinéma aujourd’hui ? C’est une question que l’on se pose souvent – quand on enchaîne les mauvais films et qu’on pense « C’était mieux avant » ; ou à l’inverse quand après avoir vu l’un des films de l’année on pense « C’est donc ça le cinéma ». The Neon Demon est l’un de ces films qui impressionnent et qui posent question.


Il faut d’abord que je revienne sur les films qui, ces dernières années, m’ont semblé les plus forts. D’abord il y a eu les derniers films de réalisateurs que je tiens en haute estime – Cosmopolis et Maps to the Stars, La Jalousie et L’Ombre des femmes, Adieu au langage, La Vie d’Adèle, Hacker – ça c’est plutôt normal. Il y eu aussi quelques éclairs de cinéastes plus discrets (moins connus, ou qui n’avaient rien sorti depuis un certain temps) – Jauja, The Assassin, Elle. Et puis il y a eu les grosses surprises, les coups de génie de cinéastes surestimés, de petits maîtres, voire de pubards – Black Swan, Interstellar, je serais tenté d’ajouter Spring Breakers même si je n’ai vu aucun autre film d’Harmony Korine (à mon avis c’est de loin son meilleur), et donc The Neon Demon.


J’ai vu les deux films précédents de Nicolas Winding Refn et je ne pouvais imaginer une seconde que le troisième me plairait autant. Drive était un film agréable mais aussi très agaçant dans sa manière de vouloir se faire passer pour ce qu’il n’était pas – un grand film de « mise en scène » –, alors qu’il aurait gagné à n’être qu’un petit polar sans prétention. Quant à Only God Forgives, s’il pouvait sembler plus honnête sous certains aspects – moins de séduction facile –, il était aussi plus pénible et bancal que son grand frère. Le mieux que pouvait alors m’inspirer la filmographie du bonhomme – même s’il est vrai que je n’ai pas vu ses 7 premiers films (je doute que l’un d’entre eux n’égale le dernier né) –, c’était une certaine indulgence – je ne sais pourquoi d’ailleurs ; probablement grâce à Ryan Gosling, que je ne peux m’empêcher de bien aimer. Je ne serais pas allé voir The Neon Demon, surtout après les réactions très négatives de beaucoup de personnes, si certains – les Cahiers du Cinéma, entre autres, même si je leur fais de moins en moins confiance – n’avaient pas été dithyrambiques à son propos.


Comment donc expliquer ce coup de maître ? À première vue, The Neon Demon ne diffère pourtant pas des autres films du Danois : toujours autant d’éclairages criards, de travellings imposants, de décors vides, de boucles électros... L’évolution est pourtant réelle depuis Drive. Déjà avec Only God Forgives, Winding Refn détruisait la figure du héros charismatique de Drive en montrant un Ryan Gosling faible face à une mère castratrice et un nemesis surpuissant. Mais le fond du problème était toujours là : le style tapageur du cinéaste ne trouvait pas de point d’appui et ne laissait voir qu’une mécanique hors-sol de clip branché sans rien dans le ventre (c’est peut-être d’ailleurs le sens de l’une des dernières scènes…). Tout change avec The Neon Demon, car avec ce film Winding Refn s’attaque de front à l’essence de son cinéma. A travers cette histoire de mannequins assoiffés de gloire et d’apparence, le cinéaste se raconte lui-même. Car tout ce qu’on lui a reproché peut se résumer ainsi : « que de la surface, rien en-dessous. » Il ne pouvait donc rien lui arriver de mieux que de faire un film sur la mode. Ou plutôt : il ne pouvait rien lui arriver de mieux que de faire un film d’horreur sur la mode.


C’est donc enrichi d’une force nouvelle – un fond, un ancrage au sol – que la forme flamboyante de Nicolas Winding Refn nous retourne le cerveau. Dès les premières images, dès les premières notes de musique, on sait que l’on se trouve face à un film plein, un film entièrement réussi même si l’on ne sait pas encore où il va nous emmener. Le régime formel du film, s’il semble nous placer en terrain connu (la pub), surprend par son jusqu’au-boutisme et dépasse de loin les limites qu’il paraît lui-même se fixer. C’est de la pub en beaucoup plus fort parce qu’il y a une véritable dialectique – la pub ne fait que séduire, ici la séduction est indissociable du dégoût. The Neon Demon n’est pas un spot de 2h ni un clip géant car sa forme flamboyante n’est pas un supplément racoleur et gratuit – ce que l’on pouvait reprocher à Drive et Only God Forgives –, désormais la forme est le fond : comment montrer mieux qu’avec des images supra-publicitaires un monde qui glorifie l’apparence au mépris du réel ? Il est évident que le spectateur est charmé par les atours formels du film, mais Winding Refn a cette fois l’intelligence de nous proposer leur envers : ces mannequins retouchés, soumis à un tout-puissant culte de l’apparence – orchestré par les hommes –, ne peuvent que mettre profondément mal à l’aise et questionnent sur notre propre rapport aux images du film.


The Neon Demon n’est pas un clip aussi car il s’incarne fortement dans ses personnages. Jesse, la jeune top qui attire tous les regards, est la candide au milieu d’un monde dégénéré : elle voudrait rester pure mais les oripeaux de la gloire l’attirent davantage, et elle n’a pas compris qu’elle ne pourrait pas survivre sans vendre son âme. Dans l’une des scènes les plus mémorables du film, elle se retrouve avec son petit ami dans un club lounge où elle croise un styliste entouré de deux mannequins en plastique ; le styliste : « La vraie beauté est notre bien le plus précieux. » (en montrant Jesse), le petit ami est sceptique, le styliste reprend : « Je sais ce que tu te dis, que ce qui compte c’est ce qu’on a à l’intérieur. Mais tu ne l’aurais même pas regardée si elle n’avait pas été belle. » C’est à ce moment-là que l’on comprend réellement à quel point être mannequin c’est n’être personne, c’est se soumettre entièrement au regard de l'autre. Jesse est un personnage tragique car condamnée à ne plus être rien. Le film finit donc par vivre au-delà d’elle – que l’on suivait depuis le début – dans un dernier acte stupéfiant. Et finalement c’est avec Sarah, celle que l’on pensait la plus humaine parmi les folles, celle avec qui l’on a même souffert l’humiliation de se faire voler la vedette par Jesse, que l’on achève The Neon Demon ; mais Sarah connaît les règles de ce monde, et elle va au bout du jeu, là on ne peut plus la suivre, dans le désert.


Si le film m’a très rapidement convaincu, si j’ai très vite remué à sa bande-son tonitruante, si j’ai été sidéré par ses images hallucinatoires et captivé par sa description cruelle et ironique du monde d’aujourd’hui, Nicolas Winding Refn reste un mystère pour moi, et c’est pourquoi une partie de moi résiste à lui faire pleinement confiance : s’agit-il d’un petit maître auteur du film de sa vie ? s’agit-il d’un véritable grand cinéaste qui se révèle sur le tard ? ou bien s’agit-il d’un escroc qui aura réussi à me duper à grands coups de rythmes électros et de néons pourpres ? Ne voulant pas croire à la dernière proposition – peut-être que le temps me donnera tort, je me demande comment un tel film pourrait vieillir –, j’ai tendance à penser qu’il ne fera pas d’autre film de cette trempe, et qu’à l’instar de Christopher Nolan (avec Interstellar) et Darren Aronofsky (avec Black Swan, même si The Wrestler est un excellent film), il aura eu, un beau jour, une inspiration céleste qui aura guidé sa flèche droit vers la cible. Si le cinéma contemporain est moribond, il offre encore quelques éclats, d’autant plus délicieux qu’ils sont inattendus.

Neumeister
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le 18 juin 2016

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