La retranscription d’une sensation, d’un sentiment ou d’un ressenti par l’image et le son est une tâche bien difficile. Ce qui peut paraître dommage à première vue ne l’est en fait pas tant : si ce n’était pas le cas, le monde passerait son temps au cinéma et les films seraient la drogue légale la plus consommée au monde. Leur description écrite l’est cependant tout autant mais je vais essayer d’exprimer ici ce que ce film a provoqué chez moi.

Commençons par une petite mise en contexte. Un père très modeste vivant de l’argent que lui rapporte son petit numéro de fête foraine à moto, découvre qu’il a un fils et, se sentant investi par son rôle de géniteur, décide de lui donner tout ce dont un enfant a besoin. Malheureusement il n'en n'a pas les moyens et ne sait comment s’y prendre. Il finit fatalement par mal agir dans le but de contenter l'enfant et sa mère. Ce qui est terrible, c’est que ce personnage est plein de bonnes intentions. En effet cette première partie est très émouvante, la caméra reste à la première personne pendant presque tout la première demi-heure, et l’on ne peut que s’attacher au héros et à son histoire.

Une scène qui m’a beaucoup plu et marqué, c’est lorsque Ryan Gosling décide de prendre une photo de la petite famille. Ce moment ainsi que la photo qu’il prend avec sa famille et qui restera un élément important tout au long du film touche par sa simplicité. Cette scène est pour moi l’une des plus belles vues au cinéma ; la simplicité de la prise en photo d’une famille fragile qui restera, à travers cette photo, unie pour toujours. Dit comme cela, la symbolique peut paraître lourde mais la parfaite maitrise des plans puis du montage dévoilent l’imperceptible union de ces trois êtres que l’on devine déjà condamnés. Pourtant, Ryan Gosling avec sa naïveté - au sens le moins blâmant - souhaite partir pour continuer sa vie d'itinérant mais en emmenant sa famille. Eva Mendes, plus sage, refuse et préfère élever son fils avec sa mère et son compagnon.
Le rêve de Ryan ne peut alors être réalisé qu’en bafouant la loi et c’est ce qui l’amènera à échouer inéluctablement. L’injustice de la mise à mort d’un homme qui agit par amour pour son fils est décrite ici de façon admirable par Cianfrance. La caméra à hauteur d’épaule qui suit le héros avec précision sans pour autant que les astuces de mise en scène ne viennent troubler le récit nous invite à empatir* pour cet homme qui s’enfonce petit à petit dans le mal. Ce qui est terrible, c’est le caractère inévitable de son échec et la spirale descendante dans laquelle il se piège lui-même. Ce destin tragique s'oppose de manière radicale à l'intention très louable du héros. Cet affrontement est à la fois touchant et révoltant. L’effacement au complet des frontières morales entre le bien, le mal, le juste, l’injuste est un fardeau qui est alors assigné au spectateur, et rien n’arrive ensuite pour nous en soulager. J’insiste sur cet aspect car il s’agit d’une prise de position bien trop souvent nuancé par des réalisateurs trop scrupuleux.
Par la suite, la haine va se reporter de façon très logique vers le policier meurtrier du pauvre père qui n’a plus la possibilité de revenir en arrière, ni physiquement, ni factuellement. Nous sommes piégés avec lui dans cette chambre à l'étage, et un ressentiment effroyable envers le policier s’empare du spectateur. Ce nouveau personnage qui vient pourtant de faire son travail, certes pas de la plus belle façon (il tue le fugitif), devient le plus abominable des hommes.

Ce passage de témoin entre les deux figures du film n’est pas longue car la caméra change très rapidement de point de vue et se place désoramais, sans retour en arrière, du côté de Bradley Cooper, le policier « héros ». Très vite, on se rend compte que ce nouveau personnage principal a des principes moraux très forts, et aura à regretter son geste jusqu’à la fin de ses jours. C’est aussi quelqu’un de très honnête qui va aller jusqu’à dénoncer ses collègues flics. Là encore le thème de l’injustice est abordé de façon intelligente. Même si je n’en dévoilerai pas plus sur le scénario du film, je tiens tout de même à indiquer que dans cette partie se déroule une scène que j’ai trouvé très belle, scène pendant laquelle Bradley Cooper va récupérer l’argent volé par le motard.

Enfin la troisième partie est axée sur la descendance des deux personnages précédents. Contrairement aux deux premières qui tournaient autour d’un unique personnage, cette dernière tente de suivre l'évolution des deux adolescent dans le même temps, ce qui fait probablement que cette partie est la plus faible du film. La force des points de vue et des cohérences respectives des précédentes chapitres n’est jamais retrouvée durant ce (trop) long épilogue. Elle amène toutefois une lueur d’espoir et a le mérite de parvenir à accoucher d’une réponse quant au questionnement de l’auteur sur le libre arbitre et l’héritage.

Finalement, ce film m’a passionné parce qu’il aborde beaucoup de sujets. Le revers de la médaille c’est qu’il est difficile de tout résumer dans une critique... Un élément symbolique du film m’a par exemple beaucoup plu. Il s’agit de la photo évoquée précédemment qui devient le vecteur de la bienveillance. En effet, à partir du moment où les personnages ont en possession cette photo, ils se bonifient. C’est comme si l’âme de Ryan Gosling veillait sur eux. Tandis que ce personnage a échoué et rendu son fils orphelin, le flic va réussir à affronter une institution, et son fils aura le courage du pardon. Le sacrifice n’aura pas été vain.

Quand un réalisateur a beaucoup de choses à dire, le film a beaucoup de chances d’être réussit. Si en plus de cela la mise en scène suit, c’est gagné.
En s’inspirant de dramaturges comme Sam Mendes, qui décortique des problématiques universelles en les diluant dans une histoire à l’apparence classique (c.f. American Beauty, Noces Rebelles) ou de James Gray qui filme la tragédie en collant à ses personnages, Derek Cianfrance signe un film extrêmement touchant.

Tout compte fait, même si l’abondance de matière à traiter paraissait m'a paru attirante au départ, il est finalement difficile d’écrire une critique sur un film dense comme celui-ci.
En me relisant je me rends compte que cette critique est assez décousue... Dommage car le film, lui, ne l'est pas !



*empatir... C’est une honte que ce verbe n’existe pas dans la langue française !
TiGon
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2013

Créée

le 21 avr. 2013

Critique lue 362 fois

3 j'aime

TiGon

Écrit par

Critique lue 362 fois

3

D'autres avis sur The Place Beyond the Pines

The Place Beyond the Pines
Gand-Alf
8

Au nom du père.

C'est con comme un mauvais résumé peut vous faire passer à côté d'un bon film. A sa sortie, les journaux avaient plus ou moins vendu le nouveau film de Derek Cianfrance comme un "Drive" à moto,...

le 12 sept. 2013

86 j'aime

2

The Place Beyond the Pines
cloneweb
4

Critique de The Place Beyond the Pines par cloneweb

Un an avant la sortie de Drive, le réalisateur et scénariste Derek Cianfrance faisant tourner Ryan Gosling face à Michelle Williams dans Blue Valentine, film que Jean-Victor décrivait à l'époque...

le 14 mars 2013

61 j'aime

6

The Place Beyond the Pines
SanFelice
7

Pères sévères

Je continue mon exploration du cinéma de 2013, en profitant pour combler mes lacunes du moment. Après des films plutôt décevants, me voici donc lancé à la conquête de The Place beyond the pines. Au...

le 21 nov. 2013

56 j'aime

1

Du même critique

Effets secondaires
TiGon
7

Reste

Le caractère succint de ma critique est dicté par le formalisme extrèmement précis du film. Film intense. De par son thème, il pourrait être facilement comparable à Contagion, tout en étant un peu...

le 12 févr. 2013

19 j'aime

1

Side by Side
TiGon
8

"A hundred year from now, there won’t be a trace of anything we make now. So, we are fucked !"

Ce documentaire réalise plus qu'un inventaire ou qu'une pure chronologie de l'évolution des technologies de tournage, il met en avant les transformations du monde cinématographique à l'heure d'un...

le 8 déc. 2012

17 j'aime

4

My Movie Project
TiGon
6

Ups and downs

Les américains voulaient leur version des Infidèles, ils l'ont ! Attention tout de même car leur casting est autrement plus *bl1ng bl1ng* que nos Gilles Lellouche et Jean Dujardin. Ici il y a Kate...

le 5 févr. 2013

11 j'aime