Après le mélancolique Blue Valentine, Derek Cianfrance signe un film noir où héritage maudit et rédemption s’affrontent dans des vrombissements de moto. Si l’histoire d’amour vouée à l’échec de Blue Valentine, mêlant astucieusement mélancolie et témérité nous séduisait, le récit de The place beyond the pines, brouillon par endroits, ne nous convainc pas autant. Il semble que la mécanique se soit rouillée lors des phases de transition car le film est divisé en trois actes, inégaux, allant de la genèse du crime à la transmission d’un héritage prestigieux en apparence, mais invisiblement exécrable.


On a envie d’aimer The place beyond the pines : pour sa photographie léchée des plans de bitume s’enfonçant dans les forêts de pin jouxté à la musique introspective de Mike Patton, pour sa pléiade d’acteurs vedette (Bradley Cooper incroyablement juste), pour son récit a priori savamment divisé, pour le style de Cianfrance… Pourtant quelque chose turlupine et détourne notre attention vers un problème, un obstacle apparemment insignifiant mais dérangeant. Le réalisateur en fait-il trop ? Les acteurs ne sont-ils pas assez justes ? La mise en scène est-elle bâclée ? Non. Il manque un ingrédient, l’ingrédient qui faisait de Blue Valentine un film beau, d’une douleur émotionnelle bouleversante.


Marginalité et sacrifice


Le film débute sur un plan-séquence immersif au sein du monde forain. Luke (Ryan Gosling) et ses mignons se donnent en spectacle ce soir, ils proposent leur tour grandiose dans la sphère de la mort, célébration morbide où trois motards défient la mort en roulant à toute vitesse de manière simultanée dans une cage de fer et d’acier. Scène intéressante puisqu’en cinq minutes, le personnage de Luke est croqué : un homme empli d’intériorité, sombre et fétichiste (le t-shirt Metallica, la coiffure peroxydée, les tatouages multiples), téméraire et marginal, ses tatouages mortuaires le définissant comme un homme profondément mystérieux et ambivalent.


Le mystère s’estompe très rapidement pour laisser refléter la trame : Luke est devenu père entre temps (à son insu) et contre toute attente, décide d’assumer son rôle de pater familiae en s’installant dans le même trou paumé où il avait rencontré la femme de son fils, Romina (Eva Mendes). Mais cette dernière a fait sa vie et bien qu’elle ne soit pas heureuse, elle ne voit pas en Luke la stabilité pour son ménage. Alors Luke s’improvise braqueur de banques.


Comparer The place beyond the pines au déjà culte Drive serait un piège. Bien que les similitudes entre le driver et Luke Glanton soient indéniables, il n’en demeure pas moins que les styles divergents séparent Refn de Cianfrance pour proposer des sujets très différents. Le comparer à Drive serait une faute car la déception de The place beyond the pines n’en serait que plus forte. Bien sûr, Derek Cianfrance est reconnaissable par son style et par ses gestes, par les trajectoires tragiques que prennent ses personnages mais The place beyond the pines est trop stylisé par endroit, ce qui amène à des scènes d’une grandiloquence presque kitch. En attestent les scènes intimistes entre Luke et Romina sur l’avenir de l’enfant. C’est alors que Luke choisit la voie marginale en braquant des banques, utilisant habillement ses talents de voltigeur du deux-roues mais s’engouffrant vers un destin inéluctablement tragique.


Le comparer à Mystic River serait sûrement plus judicieux, notamment dans l’héritage laissé par les pères. Ainsi, ces fils prodigues, ces fils maudits sont d’ores et déjà condamnés par les actes de leurs géniteurs. Le film noir prend toute sa splendeur lorsque ces aspects obscurs sont retranscrits avec autant de justesse, faisant la force du long de Clint Eastwood.


Le long de Cianfrance traite aussi de rédemption. L’atmosphère du film est fondé sur le sentiment inextinguible de culpabilité d’Avery Cross, le policier qui ne peut s’empêcher de penser à sa victime. Comment apaiser son âme ? En rendant justice à son tour.


Déflagration mélancolique imparfaite


Il y a quelque chose de fragile, quelque chose de froissé dans les histoires d’amour de Cianfrance, à l’image du cliché éraflé d’une photographie ayant capturé la famille près du snack où travaille Romina, que retrouve le fils de Luke. C’est l’ineffable sentiment mélancolique qui ne peut parfaire la relation de deux êtres humains voulant mais ne pouvant pas s’aimer. C’est la nostalgie d’une ère perdue, d’une époque, d’un âge d’or, éphémère à l’échelle des larmes. Ainsi les personnages de Cianfrance sont constamment à la recherche d’une meilleure situation sachant qu’il est impossible d’y parvenir mais ici, l’atmosphère si poignante qui faisait de Blue Valentine, une histoire d’amour déchue aussi réussie, n’arrive pas à se transposer dans ce film noir aux aspects contradictoires et brouillés.


C’est peut-être, aussi, une trop sincère volonté de vouloir atteindre l’instant fugace souhaité, l’instant clé dans cette première partie, ou bien la discordance dans le scénario de la troisième qui nous donnent l’impression que The place beyond the pines est un film ayant omis toute prise de position. Pourtant cette crédibilité n’est ni mise à mal par les acteurs qui accomplissent leurs rôles différents, ni par la mise en scène stylisée de Cianfrance, entre les courses poursuites époustouflantes ou l’atmosphère inquiétante qui règne dans la communauté d’Avery Cross (Bradley Cooper). Car si Gosling se complait légèrement dans l’icône qu’il incarne (le bel apollon ténébreux) et Eva Mendes jouant maladroitement la veuve éplorée par la mort d’un être cher, il n’en demeure par moins que les acteurs sont justes dans leur place qu’ils occupent dans le récit. Il convient ainsi de saluer la performance de Bradley Cooper mais surtout l’interprétation des deux fils prodigues du troisième acte.


Un scénario parfois peu crédible


Finalement, le film pêche par sa grandiloquence mais aussi dans les obstacles scénaristiques qui sont inévitables : la rencontre des enfants maudits est péniblement crédible, ainsi que l’élément perturbateur de la première (le dysfonctionnement de la moto de Luke). Aussi, les transitions sont lourdes, ce qui distille en The place beyond the pines une accumulation de fautes dont on se passerait bien.


Cependant, il convient de souligner les aspects intéressants du film. La deuxième partie est globalement réussie ; le réalisateur suggère une trame digne du film noir moderne : des institutions corrompues, le retour de la médaille pour l’antihéros, et la suggestion d’une peinture faussement parfaite de la famille chrétienne étatsunienne, le tout dans une légitime justesse. Bradley Cooper incarne très pertinemment ce faux héros en quête de reconnaissance. Le protagoniste se rend compte de l’effondrement possible de sa communauté et, en permanence confronté au dilemme, opte pour des choix qui vont engendrer et façonner l’univers de la troisième partie.


Ovation, aussi, à la composition sonore de Mike Patton qui transcende les plus belles scènes du long, notamment avec son mystique « Snow Angel ». A écouter seul, sans modération. Le mixage sonore est maîtrisé et nous ne manquerons pas de saluer la photographie des plans de nature même si toutefois, nous regretterons le manque de lyrisme dans plusieurs plans.


Le film résonne dans un concert mélangeant ronflements de motos et sirènes de police et sonne le glas du marginal. Laissés sur notre faim, nous ne savons trop quoi penser puisque les émotions ne sont pas si présentes, peut-être par le non-dit du film. Terminant néanmoins sur un cycle achevé et renaissant à travers la forte symbolique finale, nous apprécions le film sans toutefois vouloir l’acclamer, nous l’aimons pour son parfum nostalgique, à l’arôme délicieux mais amer d’une ère passée. On attend bien sûr sa prochaine réalisation avec impatience.

Monsieur_Biche
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le 3 janv. 2016

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