Mythe-mac sur Ithaque par la section spé théâtre

Après 20 ans d'errance, Ulysse retourne enfin à son royaume d'Ithaque, où vivent encore sa femme et son fils, assiégés par une quinzaine de prétendants qui courtisent la première et harcèlent le second. Alors qu'il pensait enfin être heureux après avoir fait un long voyage et revenir plein d'usage et raison vivre entre ses parents le reste de son âge, il va devoir ENCORE se battre pour retrouver son trône et sa réputation alors qu'il en a plein les pattes.

C'est audacieux d'adapter une histoire dont tout le monde connaît par coeur les tenants et aboutissants ; un peu comme de faire un cover de Let it be sur youtube en 2025. Il faut trouver autre chose pour accrocher l'attention des spectateurs que l'effet de surprise ou de cliffhanger. C'est encore plus audacieux lorsque l'histoire en question est aussi le sujet du prochain film de Nolan, et que face à un budget colossal hollywoodien on a les subventions des télés italiennes et grecques.

Il faut passer le premier quart d'heure et accepter l'étrangeté d'un film qui se prend au sérieux en racontant le retour d'Ulysse sans tenter d'y apporter beaucoup de nouveauté. Mon impression initiale avant le film, c'était un peu "à quoi bon". L'histoire a 3000 ans, et sa force repose sur sa valeur de de conte qu'on écoute ou qu'on lit, et que chacun mémorise à sa manière, selon son imagination. Le début était donc assez gênant : d'une part à cause de choix de montage questionnables (Ulysse qui se noie après avoir échoué sur la plage?? on dirait que le monteur avait oublié de mettre la scène et l'a rajouté où il pouvait en dernière minute), d'autre part, parce que j'avais l'impression d'être à la pièce de théâtre d'un club de lycée où les seuls qui s'amusent sont sur scène, et jouent à s'appeler Télémaque, Ulysse et Pénélope. Comme on connaît tous les rebondissements de l'histoire, on a la sensation d'assister à une fan fiction quand on voit Pénélope défaire son tissage ou Ulysse parler du cheval de Troie. Ils jouent, mais on n'arrive pas à les prendre au sérieux ; on ne peut pas se dire que face à nous on a vraiment Pénélope et Ulysse, parce que Pénélope et Ulysse, c'est trop grand, trop mythique, trop lointain aussi, que chacun en a une différente en tête.. et que dans peu de têtes il s'agit de Juliette Binoche qui parle anglais le visage parfaitement lifté et de Ralph Fiennes sous stéroïdes. Et télémaque n'en parlons pas, c'est peut être la seule erreur de casting du film, on dirait un mannequin Abercrombie, cheveux blonds toujours propres entourant parfaitement un visage boudeur, il est imblairable. Les prétendants et les servants du palais ont quant à eux tous un abonnement au basic fit d'ithaque, et les 10 ans passés à se servir dans les placards d'Ulysse, à faire la bagarre et à pousser à la salle ont porté leurs fruits.

On a l'impression qu'ils jouent aussi, parce qu'ils n'ont pas du tout l'air à l'aise à courir dans leurs petites sandalettes d'époque, en tenant d'une main leur pagne qui semble les gêner dans chaque scène. Il y a un vrai problème de confort du costume dans le film, qui entrave plus qu'il n'habille. Après c'est peut-être une manière de dire que personne ne se sent à son aise dans le costume qu'il doit endosser sur l'île.... Ulysse celui du mendiant...Télémaque celui du chef de famille par intérim que personne ne respecte.... mais je pense que c'est surtout une erreur de design en vrai. Si le film avait été en noir et blanc, en italien et daté des années 60, toutes ces considérations auraient sûrement été moins dérangeants, mais le décalage entre la forme très léchée et contemporaine et le fond très classique donne un résultat qui aurait pu sombrer dans le mauvais péplum, surtout au vu du bain de sang qu'il propose, même si les scènes de violence assez crues restent loin des chorégraphies hollywoodiennes (scène émouvante du père et du fils qui massacrent les prétendants ensemble avant que télémaque gâche tout comme d'habitude... en mode family bonding).

Mais il n'y sombre pas, parce que face à ces défis, il y a de bonnes idées dans ce Retour. D'une part, évacuer les dieux et les monstres pour minimiser la dimension "mythologique" de l'histoire, qui aurait fait perdre toute crédibilité au film au vu de son traitement mi film d'auteur qui filme les vagues et les rochers, mi téléfilm qui a pas le budget de ses ambitions (donc est bien obligé de filmer les vagues et les rochers). Pas de mention de Poseidon ou des péripéties semi-magiques affrontées par Ulysse : Calypso, qui est quand même une nymphe immortelle, devient simplement la side chick anonyme d'Ulysse, alors qu'elle mérite tellement plus ma puce mais bon ça fonctionne bien. Le film aurait sombré dans le ridicule si Juliette Binoche avait dû parler à Aphrodite ou pire, si on avait dû subir genre Natalie Portman en Athéna.

Plus qu'une histoire de budget, c'est surtout que Pasolini n'est pas intéressé par cette dimension-là de l'histoire. Décors naturels, sobres, images épurées, lumière chaude, tout porte à mettre en valeur le corps, qui se fait ici palimpseste des épreuves endurées. Ulysse est ramené à la dimension humaine de sa trajectoire (un vétéran de guerre qui rentre traumatisé chez lui) plutôt qu'à sa dimension mythique (un héros en proie aux dieux, aux monstres et aux sirènes). La deuxième bonne idée, c'est en effet d'avoir donné une dimension plus psychologique à un récit qui se concentre à l'origine plutôt sur l'action (homère est pas hyper porté santé mentale :/ ). Ici, Ulysse souffre d'un énorme syndrôme post-traumatique lié au fait qu'il a fait la guerre pendant 10 ans, massacré une ville entière puis vogué de problème en problème pendant 10 autres ans. Que retrouve-t-on, après 20 ans d'absence ? Que vient-on chercher, à part la nostalgie de ce qui n'est plus ? Ulysse n'a jamais connu son fils, n'est plus sûr de connaître sa femme, ni de se connaître ; surtout, il a honte de revenir seul, en ayant failli à sa promesse de garder ses compagnons en vie ; honte de découvrir que son île est ravagée, laissée à la merci des prétendants ; honte de télémaque, qui est je le rappelle imblairable et se fait harceler par la terre entière. Il n'est pas accueilli en héros triomphant ni en fils prodigue, tout le monde lui en veut d'avoir mis tant de temps à rentrer, bref, la situation est autrement plus délicate que dans l'histoire originelle. Et c'est le principal intérêt du film que de transformer le happy ending que constitue normalement le retour d'un soldat en noeud narratif complexe, âpre, où rien ne va de soi. La scène où Pénélope lave Ulysse est particulièrement sublime, et la qualité du scénario en général doit sûrement beaucoup à la présence d'Edward Bond à l'écriture.

Enfin, le duo Fiennes/ Binoche est excellent et très juste une fois qu'on accepte de suspendre notre incrédulité comme on dit en hypokhâgne. Fiennes, tout en retenue avant l'explosion finale, est tellement bon que si j'étais Matt Damon je refuserais de jouer dans le film de Nolan pour pas m'afficher.

Bref, je pense que le film va faire un flop et j'ai passé une bonne moitié de la séance à me dire que c'était à raison, mais j'en garde finalement un assez bon souvenir, surtout parce qu'à la fin télémaque se barre !


ps - très fière d'avoir enfin calé palimpseste

canutins
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le 18 juin 2025

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