En 1951, Christian Nyby adaptait une nouvelle de John W. Campbell, Who Goes There ?, sous la haute supervision de Howard Hawks. Le film, intitulé La Chose d’un Autre Monde, est devenu un classique de la science-fiction de son époque. Discret dans ses effets, il reposait entièrement sur ce schéma bien connu : l’extraterrestre existe, comment s’en débarrasser ? Devant le péril, la communauté résolvait ses tensions internes et s’unissait pour détruire définitivement l’intrus. Il se terminait par un avertissement clair : "Keep watching the sky." Trente ans plus tard, John Carpenter reprend la Chose en main. L’action se situe dans une station de recherche de l’Antarctique où le quotidien d’une mission scientifique américaine va doucement son train-train : l’un se roule un joint pépère, l’autre joue aux échecs électroniques avec un ordinateur à la voix féminine (l’unique "présence" du beau sexe en cet endroit). À peine le temps d’apprécier deux ou trois blagues conviviales (même dans une base polaire on a besoin d’un réfrigérateur pour congeler les glaçons du bourbon) que déjà le sourire se fige. La grande étendue blanche abrite une intrigante course-poursuite entre un husky — fuyant comme la créature de Frankenstein — et un hélicoptère norvégien. Les passagers du second tentent d’abattre le premier au fusil. Lorsque l’étrange cortège parvient à la station, cela dégénère : les Norvégiens tirent sur les Américains, ceux-ci ripostent, le chien passe au travers. Bilan : deux morts, un blessé, un hélico en flammes. Le film ne fera dès lors que filer cette arithmétique disproportionnée, dérapant sans repos vers toujours plus d’effroi. Les peaux blanches du continent austral, irritées par un virus d’outrespace, vont s’ouvrir sur des béances figuratives jamais vues. Et le petit groupe d’hommes va y affronter toutes les peurs possibles : existentielles (le familier inquiète), idéologiques (l’identique est hostile), primales (le corps comme montage d’organes contre-nature, dégoulinement fumant de gargouillis viscéraux). Faisant coïncider l’orgiaque et l’aorgique, la peinture de Francis Bacon et la littérature de Lovecraft, The Thing se livre à un exorcisme traumatique pour mieux avancer l’hypothèse terrifiante de la fin du genre humain.


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Carpenter n’est jamais meilleur que lorsqu’il se pose cette bonne question : comment faire plus avec moins ? La réponse s’impose alors chez lui par un surcroît de cinéma, car il établit le contrat de réaliser exactement le film de son économie. Sans rien révolutionner, il élabore en conteur, en esthète, voire comme ici en sculpteur. Il travaille sa propre technique, son art au sens étymologique du terme. Il ne se contente pas d’appliquer des règles mais il les traite et les interprète. The Thing exploite d’abord un lieu propice au développement d’un sentiment de pure oppression. Les décors affichent un cadastre particulièrement délimité où tout est propre et ordonné, héritant en cela d’un imaginaire spatial : prédominance de la symétrie, long réseau de tuyaux distribuant les salles, répartition logique du décor grâce à une multitude de coursives soutenue par la mobilité de la caméra qui y circule en travelling. Le désert glacé et monochrome achève de dévitaliser un univers d’où la chair est rejetée au bénéfice de l’abstraction. Le suspense fonctionne sur un jeu entre l’intérieur (sécurité) et l’extérieur (danger), aboutissant à l’inversion des valeurs qui leur sont d’ordinaire attribuées. Le cinéaste connote l’espace — le paysage immaculé semé d’ombres — en fonction d’une rhétorique selon laquelle ce ne sont plus l’obscurité, la nuit, les ténèbres qui sont les vecteurs de la terreur, mais la tonalité noire. Cette thématique est formalisée par une utilisation alternée du fondu au blanc (qui ponctue l’angoisse, la met en suspens, annonce son paroxysme) et du fondu au noir (qui clôt une séquence après l’irruption de l’horreur). La tension est liée au non-vu (couloirs vides, portes ouvertes sur le dos des personnages), à la composition décentrée d’un cadre. C’est l’invisible dans le plan, et pas seulement ce qui va jaillir du hors-champ, qui est anxiogène. L’atroce surgit alors qui révèle. Survenant quand littéralement l’apparence éclate, il expose en pleine lumière ce qui motivait les hordes d’Assaut, ce qui se cachait derrière le masque d’Halloween, ce que dissimulait le brouillard de Fog : c’est épouvantable.


Mais en soi, qu’est-ce que la Chose ? Ce n’est ni un fantôme, ni un totem, ni un quelconque avatar humain. Irréductible aux classes de la zoologie, elle est dangereuse précisément parce qu’incompréhensible, inquiétante parce qu’invulnérable. Jetant la suspicion sur tout ce avec quoi (et qui) elle entre en contact, elle se répand par contagion, agit par assimilation et simulation. Le sang devient le seul indice permettant de la différencier de l’homme : quelques gouttes s’animent alors en une parfaite incarnation de l’abject. Elle a besoin de temps pour parachever la copie du corps qu’elle habite, copie qui sera à son tour rattrapée par le besoin d’incomplétude et redeviendra un amas de chair. Il est significatif que la question de sa forme originelle revienne à plusieurs reprises par le truchement du motif du moule. Moule de glace, trou dans la banquise : toujours des formes géométriques ne dévoilant rien de ce qu’elles ont contenu. Là réside le caractère ignoble de la Chose, être métamorphe dont les imitations ignorent les limites génériques au profit d’un amalgame des règnes. Les prodiges de Rob Bottin rendent possible cette débauche de suintements organiques et de tripailles en recombinaison incessante, ce carnaval de barbaque en furie qui atteint des sommets de plasticité répugnante. Ils opèrent la synthèse et l’hyperbole de toutes les créatures immondes jamais imaginées à l’écran. Tantôt langouste aux pattes d’araignée qui fouette de ses tentacules et lance des jets de salive purulents. Tantôt structure visqueuse dont les membres grouillants se tordent, tiges abominables sur lesquelles éclosent des têtes bestiales qui se multiplient, se dévorent, coulent en rictus infâmes, hurlent, sifflent, en appellent aux cauchemars malades de James Ensor et aux gargouilles hallucinées de Jérôme Bosch. Point commun à tous ces débordements : ils flattent le bas corporel (la bouche, la mâchoire) et dégradent le siège de l’intellect et de l’identité (le visage). C’est dire comme le bug eyed monster de Nyby, avec son corps de grosse carotte et ses yeux de pomme de terre, n’est plus qu’un lointain souvenir.


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Et d’où vient que la Chose est si mauvaise ? Tombée du ciel à bord d’un vaisseau en perdition, elle a décidé de squatter l’humanité rampante après avoir patiemment attendu dans la calotte plurimillénaire. Son truc, c’est le don d’ubiquité, la capacité à infiltrer n’importe quelle forme vivante afin d’en prendre l’exacte apparence. Et la véritable horreur n’est pas tant de l’apercevoir çà et là à visage découvert que d’imaginer dans quel corps elle a pris ses quartiers. Le scénario étant suffisamment labyrinthique pour qu’on ne sache jamais à qui se fier, un des exercices tire-nerf sollicités par le film consiste à désigner mentalement son favori et à être toujours dérouté, chaque personnage y allant régulièrement de son air de faux-jeton et de son regard torve. Jusqu’au héros, MacReady (formidable Kurt Russell, qui balade sa dégaine de baroudeur taiseux et charismatique avec la même aisance que le Snake Plissken de New York 1997), dont on ne sait plus si par hasard il ne serait pas lui aussi un peu porté sur la Chose. L’impression d’enfermement est soutenue par des effets de bouclage, par la musique au terme répétitif d’Ennio Morricone et par la construction narrative elle-même, les Américains reproduisant les évènements de la station norvégienne. Filmée ni de côté (à la dérobade), ni en pleine face (ex nihilo), la violence est soumise à une lente accumulation dont on peut suivre le déroulement jusqu’à l’explosion. Puis elle reprend aussitôt après la décharge, jusqu’à un nouveau déchaînement plus fort que le précédent. L’épouvante est alors suffisamment programmée pour que la seule vision d’une seringue hypodermique s’enfonçant sous la peau ne soit pas moins intenable que les atrocités ambiantes. Avec la lenteur nécessaire, elle devient aussi visible qu’un désir ascendant. La solidarité, la familiarité, la camaraderie et la confiance du groupe hawksien volent en éclat, chacun doutant de l’identité réelle de ses comparses, jusqu’à la haine aveugle. Quoi de plus affolant que de se révéler son propre ennemi intime, lové au-dedans et dépossédant de soi-même ? Où est-il ? Qui est-il ? Qui est qui ?


Pour Carpenter, le monstrueux est partout. Il cerne ses personnages consternés, confrontés à l’état de siège, en perte de foi, retournant à leurs instincts primitifs. L’indifférence de l’enveloppe neigeuse enserre les hommes dans une capsule où ils infusent, marinent, avec comme seule échappatoire un hors-champ infini. Les scrupules humanistes de tel ou tel sont vite balayés par l’urgence de la lutte et la seule tactique payante est celle de la terre brûlée. Plutôt mourir que céder, comme l’affirme MacReady avant d’appuyer sur le bouton de la destruction totale. Le conflit se résoudrait somme toute banalement par une apocalypse définitive de type Folamour si les dernières images ne venaient accentuer la radicalité du propos. Les deux survivants se gèlent les fesses dans un abri de fortune. Ils sont seuls, face à face ; l’un est peut-être déjà contaminé mais l’autre ne tire pas et, fataliste, suggère d’attendre encore un peu. Ils se regardent en chien de faïence, refusant d’identifier la Chose et de la circonscrire : le champ et son contrechamp n’élucident rien tant ils se renvoient pareillement la balle, clôturant le film dans un solipsisme sans issue. Conclusion ambigüe et narquoise, caractéristique d’un cinéaste attaché à peaufiner le double portrait du mal, indestructible sous tous ses masques, et du héros qui découvre la vacuité des croisades. C’est à ce moment-là, en se fondant sur quelques indices plus ou moins révélateurs (la fameuse buée exhalée ou non) que les exégètes tirent leurs conclusions sur l’esprit du film (pessimiste), sa philosophie (misanthrope) et sa morale (nihiliste). Au-delà de ces appréciations, The Thing révèle surtout la sensibilité inquiète d’un auteur pour qui nul refuge n’est possible dans un monde saturé de néant, et qui se propose par là-même de démontrer magistralement cette phrase de Lacan : "La paranoïa, c’est la vérité."


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Thaddeus
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le 10 sept. 2023

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