Deux hommes, de nuit, marchent sur les berges d’une rivière. Puis l’un d’eux sort un outil et fracasse le crâne du second, avant de mettre le feu au cadavre.
Nous sommes dans la scène d’ouverture du film. normalement, au cinéma, ce type de scène chasse le doute dans l’esprit du spectateur : ce qui s’est déroulé devant ses yeux ôte toute ambiguïté.
Et pourtant, c’est bien sur cette ambiguïté que se jouera le film. Un doute qui ira croissant tout au long du film.
Ce doute se cristallise autour de la personnalité de l’assassin, Takashi Misumi. Arrêté, emprisonné, il attend son procès qui risque d’aboutir à une condamnation à mort, puisqu’il s’agit de son second meurtre. Le film va surtout suivre l’un de ses avocats, Shigemori, qui va effectuer plusieurs visites en prison ainsi qu’une enquête sur les traces de Misumi. or, chaque étape de cette enquête va un petit peu plus embrouiller la réalité et nous éloigner des certitudes que nous nous étions forgés avec la scène d’ouverture.
Dans ce projet audacieux, le personnage de Misumi est essentiel, et sa crédibilité est garante de la réussite de l’ensemble. or, nous avons devant nous un personnage constamment insaisissable. D’abord criminel qui avoue son meurtre, il change régulièrement de statut. Bouc émissaire plus ou moins innocente, père de substitution protégeant une jeune fille martyr, personnage tour à tour faible, écrasé par les institutions judiciaires, ou inquiétant lorsqu’il relate comment il a dû se débarrasser de ses oiseaux de compagnie… Personnage pitoyable ou “coquille vide” inquiétante, qui est Misumi ?
Aux différents statuts du personnages correspondent différentes versions du crime lui-même, au point que ce qui nous apparaissait comme une certitude devient de plus en plus touché par le doute. Crime crapuleux ou vengeance ?


S’il se limitait à cela, le film serait déjà une réussite. mais Third Murder va plus loin : non comptant de jouer sur le polar ambigu, il nous propose une réflexion sur la justice et ses limites.
Ainsi, le film s’évertue à montrer une vérité insaisissable, des motivations incompréhensibles, des personnalités trop complexes pour être caricaturées en “gentille victime” et “méchant criminel”, en bref une réalité qui ne peut pas être appréhendée. Du coup, sur quoi la justice va-t-elle se baser ? Comment la justice peut-elle juger un fait, un acte criminel, alors que rien de ce qui entoure cet acte (ses raisons, son déroulement, les personnes impliquées) n’est défini précisément ?
Cette vérité est d’autant plus difficile (impossible, même) à cerner que la psychologie d’un tueur reste un mystère. En cela, le personnage du père de l’avocat Shigemori, un ancien juge, est passionnant, entre autre lorsqu’il affirme qu’il existe “un gouffre infranchissable entre les tueurs et les non-tueurs”. En gros, il est impossible de comprendre ce qui s’est passé dans la tête de Misumi (à condition, bien entendu, que ce soit lui le tueur). En faisant ainsi, Kore-eda Hirokazu met à mal le schéma habituel des films policiers, qui reposent sur la certitude de l’identité du criminel, ainsi que de ses mobiles.
Mais l’ancien juge va encore plus loin, révélant que le processus judiciaire n’est pas exempt de modes qui varient au fil du temps. AInsi, il explique qu’à une époque, les conditions sociales tenaient une grande place dans l’explication du crime, et minimisaient ainsi les torts du criminel. Or, cette méthode est désormais abandonnée, et l’on revient à des prises de position plus sévères. Sans chercher à débattre du bien-fondé de telle ou telle position, Kore-eda remarque juste que le fonctionnement de la justice n’est pas le même et varie en fonction du temps. En fait, la justice est une institution humaine, avec des personnes humaines, donc elle est soumise aux défauts humains.


En choisissant de suivre le point de vue des avocats (et de l’un d’eux en particulier), le film emprunte le même sentier que La Défense Lincoln (le roman de Michael Connelly surtout, bien que l’adaptation ne soit pas honteuse, loin de là). Par leur connaissance des rouages du système judiciaire, les avocats peuvent savoir comment contourner la loi.
Ainsi, la thèse officielle, au début du film, est celle du meurtre dans le but de voler l’argent de la victime. Or, l’on apprend assez vite que, dans la loi nippone, le vol comme motif du meurtre est considéré comme une circonstance aggravante. Le travail des avocats est donc, dans un premier temps, orienté vers l’idée disculper leur client de la charge de vol, et ainsi, possiblement, de lui faire échapper à la peine de mort.
Car, bien entendu, cette condamnation suprême reste suspendue au-dessus de l’accusé. Cette impression est encore aggravée par l’imminence du procès, qui donne au film un aspect de compte à rebours. Et la façon un peu chaotique qu’ont les avocats de gérer cette affaire fait encore augmenter la pression. En effet, suivant les diverses révélations, les retournements et contre-retournements, ils croient bon de devoir changer régulièrement de tactique, ce qui contrarie le fonctionnement normal de la justice, dans un pays où tout doit être carré et immuable.
Et c’est là que le récit apporte une de ses critiques les plus fortes concernant la justice (forte, mais feutrée : on est chez Kore-eda Hirokazu) : les personnes impliquées (juges, avocats, procureurs) sont plus préoccupés par le bon fonctionnement de l’appareil judiciaire que par une quelconque recherche de la vérité. La vérité sur une affaire ou une personne est inaccessible, aussi, au lieu de même faire semblant de s’y intéresser, on s’occupe du déroulement de processus, et non de son résultat. Ainsi, le juge refuse de repousser le procès malgré les nouveaux éléments, parce que le procès doit se tenir maintenant, sinon la machine se grippe :
"Le juge doit boucler le procès dans les temps pour ne pas perdre sa réputation".
Finalement, derrière son apparence de petit polar calme et minimaliste, The Third Murder cache un portrait sombre et désabusé du système judiciaire japonais. En plus, Kore-eda n’oublie pas d’intégrer le thème principal de son cinéma, celui de la famille, à travers les liens, forcément complexes, entre plusieurs personnages et leur fille.

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le 16 août 2020

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SanFelice

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