Que l'obsession du pur et de l'impur tend par essence à créer des monstres

Quand tu t'attends à un quelconque film de genre et que, dans la foulée du coup de semonce qui dès les premières minutes rehausse ton attention de quinze crans – esthétique austère, photographie en lumières naturelles, composition de plans remarquable, quelque part à mi-chemin entre naturalisme rêche et picturalité d'école hollandaise, lenteur à demi mystique, anglais élégamment archaïsant, musique superbe... –, tu te retrouves avec un film à thèse sur la réprobation religieuse de la nature et de la chair comme racine de la folie à l'âge moderne.
Une claque en règle, tout du long.


Égale distance entre Le Village, Le Ruban blanc et Le Projet Blair Witch.
Les films d'horreur, j'ai pris le pli à la longue d'en espérer au mieux un par an qui soit franchement réussi : c'est denrée rare, l'horreur capable de proposer un tant soit peu de cinéma. L'année dernière il y avait bien eu It Follows – qui s'essoufflait dans le conformisme passé la première heure, mais qui tenait quand même dans l'ensemble un sacré niveau d'exigence formelle. Et cette année j'aurais parié que la place serait mangée par The Neon Demon de Refn... eh bien non : cette année, vraisemblablement, ce sera cet obscur petit film – premier de son réalisateur, donc sorti de nulle part… –, dont la qualité d'écriture, de jeu et de mise en scène peut très sérieusement prétendre à reléguer ce que le genre a engendré depuis quinze ans et Les Autres d'Amenábar – car c'est peut-être là qu'il faut remonter pour trouver, à ce niveau d'exigence, de l'horreur capable de se penser en film d'auteur avant de se penser en film de genre. De même que l'un était en premier lieu le drame d'une mère hantée par l'imminence constante de la mort, celui-ci est en premier lieu une chronique du puritanisme au XVIIème siècle : l'horreur y est seconde, symbolique, soumise au propos et toute entière dérivée de la violence morale que les personnages endurent et s'infligent. Et que ce soit par l'écriture ou l'ambiance, quoiqu'imprégné d'images tout droit tirées de contes et de grimoires qui puisent aux profondeurs des représentations collectives occidentales, cela parvient à ne ressembler à rien de ce que j'ai pu voir au cinéma.


Il faudrait, je ne sais pas... se représenter l'égale distance entre Le Village, Le Ruban blanc et Le Projet Blair Witch, puis il faudrait dire que c'est encore tout autre chose. L'effort central, pour le résumer au plus simple, est de reconstituer de façon fidèle et documentée (les textes sont rédigés sur base de carnets d'époque, apprend-on) la crainte obsessionnelle du mal et de la sorcellerie telle qu'elle pouvait être vécue dans une Nouvelle-Angleterre imprégnée par l'idée d'une nature domaine du diable, mais en élaguant le tout de ce qu'y ont surajouté les représentations plus récentes, et en resituant surtout le satanisme dans le cadre qui l'a culturellement et historiquement produit : la terreur religieuse.


Dégradation de l'innocence.
Je le mentionnais plus haut : ça n'a même pas tant l'air de se soucier d'être ou de ne pas être un film d'horreur. C'est un film brillant, élégant, austère, seulement dirigé par le désir de traiter son sujet – i.e. la dégradation de l'innocence par le sentiment religieux – et ne tombant sous l'étiquette de l'horreur qu'a posteriori, sans jamais déroger à sa cohérence esthétique et intellectuelle ni s'encombrer d'aucun effet putassier qui chercherait à terroriser artificiellement le spectateur. (Deux scènes, tout juste, pourraient à la rigueur, quoique discutablement encore, se voir opposer ce reproche.) L'imagerie satanique déployée – sacrifice d'enfant, sorcière des bois en chaperon rouge, corbeau, bouc, sabbat, etc. – peut bien sûr horrifier incidemment, mais elle vient avant tout signifier les névroses et le pourrissement des sentiments refoulés, dont l'intrusion du fantastique ici ne semble devoir fournir que la représentation imagée.


Toute cette fantasmagorie du diable, à la fois objet de terreur et de fascination, apparaît assez nettement en effet comme un exutoire, comme réceptacle d’une décharge cathartique – moyen pour les personnages d’expulser hors d’eux, dans une enceinte consacrée à la transgression et au mal, les sentiments qui leur sont inavouables : l’amour et le désir incestueux de Caleb envers sa sœur, la pulsion de mort du père, la jalousie de la mère pour la jeunesse et la beauté de sa fille ou son écœurement d'une maternité qui la dévore, l'incapacité de tous à aimer Mercy et Jonas, les deux enfants en bas âge de la fratrie par qui s'enclenchent le malaise et la dissension, et qui bien malgré eux semblent croître au sein du foyer comme un corps étranger. Et c'est là ce que The Witch produit de façon captivante, à ce qu'il me semble : un drame en vase clos, dont le thème véritable est cette dégradation de l'innocence, et dans lequel la menace réelle n'est pas extérieure mais où le mal au contraire prend sa source du dedans, dans la volonté même d'expurger le mal, faisant au passage la démonstration de ce que c'est bien l'obsession du pur et de l'impur qui engendre les monstres.


Le plus pertinent, je crois, est de considérer que l'arête centrale du propos tient dans l'évolution croisée de Caleb et Thomasin – le frère et la sœur aînés. Le père pourrait un premier temps paraître plus déterminant : parce qu'il fait l'ouverture du film, qu'il émane de lui un charisme certain et que son intransigeance mêlée d'amour donne assez le ton des sentiments qui dominent au sein de la famille. Mais le père, me semble-t-il, n'est que l'image de l'époque, son vecteur. Le fait qu'il soit d'emblée démarqué de ses contemporains par un inhabituel degré d'intégrité – il gêne au point d'être condamné à l'exil – sert plutôt à empêcher, je crois, une erreur d'interprétation qu'il serait commode de commettre : non, le mal ne va pas fermenter parce que la piété serait une hypocrisie ou une façade de convenance. Le sentiment religieux ici est sincère. Le mal, donc, va fermenter parce que le sentiment religieux porte en lui-même le germe de sa perversion.


La contradiction invivable du rigorisme.
De ce point de vue, l'élément déterminant ne saurait être le père qui, même s'il la subit à son tour en toute fin de film, incarne prioritairement et perpétue la piété de l'époque, tel un milieu naturel hérité : le père, ici, figure le statu quo. L'élément qui détermine le propos doit se trouver, lui, où se joue la subversion des valeurs, dans la façon dont l'héritage va être rompu par les réactions identiquement violentes quoique symétriquement opposées de Caleb et Thomasin à ce milieu hérité et à l'éducation de leur père :


Mourir pour rester pur, ou embrasser le péché pour vivre.


Que ce soit le mysticisme pour Caleb ou le satanisme pour Thomasin, – l'un et l'autre étant disposés parallèlement – il apparaît qu’ils y trouvent tous deux une échappatoire à la contradiction invivable où les a enferrés le rigorisme du père en leur ordonnant la pureté dans le même temps qu’il les jugeait d’avance réprouvés et souillés :


Caleb, mourant en pleine extase, poussant des gémissements de plaisir en se croyant caressé et embrassé par le Christ, sublime évidemment la sensualité qui lui était interdite, rabattant sur Dieu – c'est-à-dire hors du monde, puisque le monde est proscrit – le désir qu'il éprouvait pour sa sœur. (On rappellera que les premiers mots du père au fils en début de film sont pour lui enseigner que la nature est irrémédiablement corrompue.) Quant à Thomasin, poursuivie quoi qu’elle fasse du soupçon d’être envoyée en tentatrice du simple fait qu’elle soit jeune et belle, c'est tout aussi fatalement qu'elle finit par épouser la sorcellerie à laquelle l’assignait le regard de sa mère : parce qu’elle a vu l'hystérie pieuse décimer sa famille, parce qu’il ne lui reste rien, et parce qu’il lui est devenu impossible de comprendre autrement que comme le fruit d’une nature perverse la présence au-dedans d’elle de désirs aussi dérisoires que de connaître « le goût du beurre » ou le plaisir « d’une jolie robe ».


La religion comme réprobation de la nature.
Ainsi le film laisse place au spectacle terrible de la religion comme maladie, ressentiment, réprobation de la nature et détestation de la chair.


L’alternative face à laquelle le père a placé ses enfants sans s’en rendre compte portait entre la pureté et la vie : Caleb recrache la pomme du péché et meurt saint, pour pouvoir jouir sans être impur ; Thomasin consacre et ritualise le péché pour pouvoir vivre sans être réprouvée – puisque le diable, lui, ne la réprouve pas.


Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’interdit posé par le père qui a précipité la dégradation de l’innocence et signé l’impossibilité de vivre pur. L'innocence était là, pourtant, et elle était belle, simple, tendre où l'insouciance n'était pas encore rattrapée par le soupçon et par la honte. Les premières scènes en sont irriguées, d'ailleurs, d'innocence : par l'intention des mots, ou la douceur des gestes – telle cette étreinte de réconfort que Thomasin donne à son frère au bord du ruisseau, et dont nous voyons bien, nous, qu'elle est d'une bienveillance simple et dénuée d'arrière-pensée... mais qui presque aussitôt est couverte de gêne et comme mise en accusation par l'intrusion d'un regard tiers – en l'occurrence celui de Mercy et Jonas. La perte de l'innocence ici a des tons cruels. Et pleinement conscient de la teneur dramatique de son sujet, le film en tire une série assez marquante d’authentiques et déchirants moments de cinéma :


La supplique du père pour le salut de ses enfants, effondré et incapable qu'il est de comprendre où se trouve sa faute ; les derniers tressaillement extatiques de Caleb, coupable seulement d’avoir éprouvé les désirs d’un enfant de son âge ; le refuge trouvé par Thomasin auprès du diable, enveloppée par sa présence alors même que celui-ci est tenu hors-champ – quand était-ce, au juste, la dernière fois qu’on a vu si intelligemment représenter le diable au cinéma, par le seul pouvoir d’une voix et de la perniciosité des mots ? je crois bien qu’il faudrait remonter à Pialat et Sous le soleil de Satan.


Du petit miracle d'un gamin de treize ans déniché on ne sait où.
En outre, le fait d’incarner physiquement les peurs de la famille par l’intrusion du surnaturel à l'écran autorise une gradation dans l’horreur et la folie qui apporte une intensité assez exceptionnelle, notamment dans le dernier acte. La qualité d'interprétation n’y est pas pour rien, et si les parents ou Thomasin sont campés irréprochablement, c’est le jeune interprète de Caleb qui est réellement sidérant : je ne saurais bien démêler où est la part du comédien et où la part des directions données par Robert Eggers – que l'on devine extrêmement fines et réfléchies – mais ce qui est certain, même avec la meilleure direction d’acteur au monde, c’est qu'un garçon de treize ans, strict inconnu au bataillon, capable de déployer assez d’intelligence et de talent pour incarner de pareille façon une scène si complexe, impliquant tout mêlé un degré si vertigineux de sensualité, de ravissement et de violence, ça tient du miracle.


Après une série d’éloges dans le genre, on serait en droit de demander pourquoi je ne franchis pas le pas de qualifier le film de chef-d’œuvre – et s’il fallait se placer à échelle du seul cinéma d’horreur, je ne serais que peu embarrassé pour le qualifier comme tel, vu sur quel standard l’appellation a pu être décernée parfois. Mais en tant qu’œuvre à part entière, j’aurais aimé qu’Eggers accentue la radicalité de son geste et l’aridité de l’esthétique naturaliste adoptée : qu’il ose encore davantage le plan fixe, les vues d’ensemble, la sobriété, la lenteur... Le film de toute manière est déjà suffisamment difficile d’accès pour être à peu près certain de déplaire au gros du public, alors autant aurait valu se tenir aux partis pris esthétiques de façon radicale, étant donné que ce sont eux qui, plus encore que la qualité d’écriture, signalent immédiatement à l’œil un tant soit peu averti la valeur cinématographique de ce qu’il est en train de regarder.


Quoi qu’il en soit, ça n’acquerra probablement pas le statut de classique que ça mériterait – c’est bien trop fin pour cela, la postérité préférera sans doute Wan... Qu'importe, ça a déjà largement de quoi faire figure de petit prodige.

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le 15 juin 2016

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trineor

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