D’abord lever le malentendu et lui tordre le cou. Annoncé à tort comme un film d’horreur, The witch n’en est pourtant pas un : il en serait même le parfait contraire puisqu'il est d’abord (et surtout) un film de peur, un film sur la peur. Celle ancestrale, celle archaïque, celle en nous, celle qui remonte du noir et de nos lointaines croyances. Soixante ans avant les événements tragiques du procès des sorcières de Salem en 1692, une famille de colons est bannie de sa communauté et doit soudain s’opposer à une présence maléfique qui hante la forêt près de laquelle elle s’est établie.


Le film de Robert Eggers n’a absolument rien d’aimable ni rien d’évident. Lent et austère, voilé d’un gris mordoré (sublime photographie de Jarin Blaschke) et déchiré par les accords dissonants et oppressants de Mark Korven, The witch fuit les conventions des films de terreur actuels, sans idée et sans génie. Ici on pense davantage à Dreyer (Vampyr) ou à Bergman (Le septième sceau), à von Trier (Antichrist) ou à Murnau (Nosferatu, Faust), le film y retrouvant l’essence d’une terreur primitive, la même expressivité et la même poétique morbide scandée par la litanie pieuse et mystique des dialogues (inspirés de comptes-rendus d’audiences de tribunaux, de journaux intimes, de contes et de récits d’époque).


Jamais la présence du Malin n’aura été aussi concrète, aussi viscérale que dans The witch, débarrassée dans sa représentation de toute grandiloquence (pas de vomi, de meubles virevoltants ou de tête pivotante) alors qu’elle en arbore le folklore et les mythologies familières, archiconnues (forêt, sorcière, succube, possession, bouc, corbeau…). Eggers rejette sensationnel et banalité, privilégiant une angoisse sourde tenant à presque rien. Empruntant aux peintures de Franz von Stuck, Louis Moe, Julius von Klever ou Carlos Schwabe, Eggers, dans une somptueuse (et minutieuse) reconstitution historique, ancre son film dans une esthétique romantico-fantastique dont il magnifie les figures les plus spécifiques (corps et paysages tourmentés, sexualité sous-jacente, beauté de l’atroce…).


En opposant cette famille aux mensonges et à la tentation, en plaçant les enfants au cœur du processus de dévastation, en révélant, dès les dix premières minutes, la menace originelle pour se concentrer ensuite sur le déclin physique et spirituel des parents, Eggers confronte nos convictions, quelles qu’elles soient (ici celles à Dieu, inaltérables), à la matière séduisante et corruptrice du Mal. Dans un long mouvement languide, la famille entière se voit ravagée par la puissance des ténèbres face à laquelle leur dévotion ne pourra pas grand-chose, n’aura servi à rien et, de fait, est-ce elle qui les aura conduit, dans son emprise et son aveuglement, à leur inexorable perte ?


Mélancolique et sépulcral, le film ne cède à aucune rémission, et l’obéissance aux forces infernales est saisie comme un regain, un affranchissement à une vie dure faite de sacrifices, d’ignorances et de prières infinies. Une élévation, littéralement, le vertige d’une liberté nouvelle et absolue, la soif d’un monde de délices où l’on pourrait, enfin, "connaître le goût du beurre". Dans une dernière scène impressionnante et mémorable, Eggers traverse les limites du sacré jusqu’au brasier de l’impie, célébrant la transgression des interdits en ces temps obscurs où le joug religieux n’offrait ni droits ni volonté individuelle.


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mymp
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le 1 juin 2016

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