Il faut encore du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse

Contrepoint: Technique de composition suivant laquelle on développe simultanément plusieurs lignes mélodiques.

Isou, successeur de Bach ? Non, le chef de file du lettrisme est bien plus dans la continuité de Schoenberg et de Boulez. Cette notion de contrepoint, qui selon moi, est l'innovation majeure du film, ne doit être comprise comme l'expression d'un classicisme mais au contraire la transposition d'une ancienne technique visant à développer le cinéma.

Peut-être la première forme, et la plus réussie, de contrepoint cinématographique. C'est l'intention même d'Isou : une voix dissociée des images, qui ne viennent pas l'illustrer, mais qui est le moteur principal, dont les images ne sont que les boulons. Et encore, les boulons d'un autre moteur !

"Détruire le cinéma" est ici le mot d'ordre. Remise en cause, non partielle, mais totale, d'un art épuisé de ses chefs-d'œuvre. Cet art sera renouvelé par l'incorporation et la prédominance de la littérature. Est-ce du cinéma ? Non, précisément pas du cinéma traditionnel, mais du cinéma qui va, non pas se concentrer sur le mouvement dans les images, mais au mouvement de la parole même.

Isou crée une atmosphère shamanique mêlée d'urbain. Pendant que des poètes incantes des poèmes lettristes endiablés, poésie primitive dépourvue de sens jouant essentiellement sur le rythme et sur des intonations viscérales, le poète marche dans la ville. Au départ, excepté quelques raccords étranges sur des immeubles, rien ne semble présager la démesure de l'entreprise qui commencera après la déclaration du manifeste discrépant. Ensuite, tout est renversé; les images d'abord, puis le mouvement des personnages dans celles-ci, qui avancent à l'envers dans ces tableaux retournés, bordés de rayures blanches qui mènent une danse improvisée. Des dessins se forment dans ces traits blancs qui composent la nouvelle image de ce nouveau cinéma; ils créent des liens entre des personnes, les liant par la tête, dépossédés de leur identité. Cette curieuse chimère de bande dessinée, d'art pictural, et de photographie trouve sans doute sa pleine expression dans les passages les plus abstraits de ce "film" déjà bien déroutant.

Quelquefois, au crépuscule d'une énième déclaration du protagoniste, Daniel, l'image-prétexte disparaît pour laisser place à l'animalité, à l'expression la plus primitive de l'art. Couleurs simples : un fond noir sur lequel le Blanc se mue, dessine de formidables esquisses, avec une frénésie hypnotique. Parallèlement, les poèmes lettristes atteignent une viscéralité encore jamais recouverte. L'association de littérature et d'art pictural dans un même média, créant un mouvement; le cinéma, dépourvu de son enveloppe réaliste.

Il n'y a pas que la poésie qui est associée à cet étrange long-métrage, mais aussi et surtout le roman. L'histoire de Daniel, double d'Isidore, se déroule sur les images retournées. Ce jeune homme voulant détruire le cinéma vit deux histoires d'amour, d'abord avec Eve, une norvégienne, puis avec Denise, une française qu'il avait connu, dont le souvenir lui revient brusquement. Les longues phrases proustiennes, comme il le dit lui-même, contraste avec la rapidité de la succession des plans. Isou insiste principalement sur l'aspect romanesque de son film, dont les images ne sont qu'un complément. Toutefois, elles ne sont parfois pas totalement sans rapport: les plans renversés ou Isou marche à l'envers montrent le désarroi de Daniel, perdu dans ses désirs, au milieu de ses incertitudes pour ses relations chaotiques avec les nombreuses femmes qu'il côtoie. Comme Proust, la thématique du souvenir est très présente, les images saturées de blanc, légèrement floue et abîmée, pose la mémoire de Daniel directement sous nos yeux. Comme dans un vieux rêve, des détails sont oubliés, des pans entiers de Paris sont noyés dans des brouillards blancs. Est-ce là une recherche du temps perdu ? Peut-être: Daniel est un ambitieux, désireux d'être génie à 20 ans. Et c'est son obsession pour la création qui finit par triompher: au diable les femmes et les critiques, il faut détruire le cinéma, repousser ses limites, créer une nouvelle forme. Traité de bave et d'éternité, c'est d'abord relater l'obsession d'un artiste pour sa grande oeuvre, qui ne cesse de lui surgir en pensée.

Une forme crée ? Résolument nouvelle ? La critique cinématographique dans son propre média, très certainement. Jusqu'alors, seule la littérature bénéficiait du privilège de la forme commune de la production artistique et de sa critique, des alexandrins de Boileau à la prose de Valéry. Ici, Isou réfléchit sur le cinéma dans le cinéma, avec la voix surtout, mais aussi les images: comment concevoir une critique sur le papier, média qui n'a rien à voir avec le cinéma, notamment parce que le spectateur est lecteur ? Un manifeste écrit, non prononcé, sans mouvement de voix, n'aurait convenu à l'entreprise du lettriste. La réflexion n'en est que plus pertinente, car le propos est réalisé avec les moyens du cinématographe (l'élément principal étant ici le montage).

De nombreux points mériteraient encore d'être abordés, que ce soit la narration non linéaire ou la double perspective du temps, entre la narration et les images. Isou, indubitablement, a créé une chose étrange, mêlant image, littérature (roman et poésie), musique, art pictural, qui aboutissent à un nouvel art primitif. Le mouvement demeure le maître-mot, le cinéma reste, bien qu'éclaté de l'intérieur.

Ce film suscite en moi d'étranges sensations. Au moment où j'écris ces mots, je viens de passer une nuit étrange, une de ces nuits où l'on dort sans dormir, une de ces nuits entrecoupées de réel. Cette nuit, les incantations lettristes et les plans décharnés me sont apparût entre mes rêves vide. Mais peut-être est-ce là le but d'Isou; nous abîmer les yeux et nous faire passer une mauvaise nuit.

Rotulax
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le 26 janv. 2021

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