Le huitième long-métrage d’Arnaud Desplechin scelle ses retrouvailles avec le Festival de Cannes, après le triomphe d’Un conte de Noël en 2008 qui repartit pourtant bredouille, et l’accueil plus frais et mitigé réservé à son précédent film, Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) en 2013, également reparti les mains vides. Cette fois, c’est la Quinzaine des réalisateurs qui accueillait le cinéaste, venu présenter Trois souvenirs de ma jeunesse, curieux récit romanesque en trois parties et un épilogue, où Desplechin expérimente avec la narration, s’essaie au teen-movie d’auteur et retrouve son style littéraire et épistolaire. Un bel essai pourtant grevé de quelques scories gênantes.


Je me souviens, je me souviens…


Étonnamment plus court dans la durée (à peine deux heures) que la plupart de ses films emblématiques (Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) en faisait presque trois, quand Rois et Reines ou Un conte de Noël tournaient à deux heures trente), malgré un récit tentaculaire et ambitieux, ce nouveau film peine pourtant à convaincre, accusant de sérieuses baisses de rythme et une construction un peu bâtarde. Si le troisième chapitre, « Esther », est à la fois le plus long et le plus réussi, les deux premiers, petits avortons romanesques et farfelus, peinent à transformer l’essai. La faute peut-être à un ton décalé qui échoue à rendre crédibles les aventures rocambolesques de Paul Dédalus (personnage récurrent chez Desplechin depuis Comment je me suis disputé… dont ce dernier film est peu ou prou une préquelle) en URSS ou son enfance curieuse avec une mère visiblement folle et un père absent. Pendant une heure, le spectateur est un peu perdu entre une mise en scène élégante mais ponctuée d’effets (des ouvertures et fermetures à l’iris intempestives) censés apporter un cachet littéraire, des dialogues superbes mais alambiqués et le jeu parfois approximatif du comédien non professionnel Quentin Dolmaire, qui incarne le jeune Dédalus.
Les intentions du cinéaste sont des plus louables. Mais au jeu du romanesque mémoriel, il perd en partie son pari face à des films monuments auxquels on ne peut s’empêcher de penser, comme Il était une fois en Amérique de Leone ou bien Fanny et Alexandre de Bergman, deux films qui avaient su déployer des dimensions épiques pour dresser leurs fresques adolescentes et familiales respectives, tout en ménageant un espace pour le mystère, le rêve ou la transfiguration de son propre passé. Ici, on se sent un peu à l’étroit, et les choix de volontairement taire ou réduire certaines intrigues nuisent à l’ensemble. Amalric est sous-utilisé dans cette première moitié, et les quelques apparitions en renfort d’André Dussolier en agent secret ou d’Olivier Rabourdin en père violent amusent tantôt, agacent souvent.


Et puis le film décolle, enfin. Esther déboule et la mise en scène se trouve, tournant autour d’elle, jouant sur la profondeur de champ, les cadrages, le flou ou même le split-screen. Comète fascinante et diaphane, la jeune actrice (également non professionnelle) Lou Roy-Lecollinet fait enfin basculer le film dans ce qu’il aurait du être dès le début. Le souvenir se déploie, engloutit la narration et nous immerge enfin, et la dissection méticuleuse et tout en ellipses épistolaires de la relation complexe et dévorante entre Paul et Esther n’est pas sans rappeler celle d’un grand modèle littéraire comme Manon Lescaut de l’Abbé Prévost. Plus le film avance à sa fin, plus il gagne en profondeur, en beauté, en émotion. Quentin Dolmaire réussit bien souvent à incarner cet agaçant personnage de dandy post-adolescent (qui rappelons-le est censé devenir par la suite Mathieu Amalric, dandy ultime) avec sa voix fluette, sa diction mangée et son débit rapide. Son jeu intuitif et donc forcément inégal rappelle en moins bien celui d’un jeune Jean-Pierre Léaud, acteur phare de deux cinéastes modèles pour Desplechin et dont on sent à chaque minute l’influence décisive dans ce film : François Truffaut et Jean Eustache. On nage en plein cinéma d’auteur typiquement français et post Nouvelle Vague. Le romanesque, élégiaque et forcené, le goût de l’épistolaire, les dialogues très riches et truffés d’aphorismes, tout est là. Dans cet ultime chapitre, bien souvent la magie prend, mais parfois le décalage entre la maturité poétique du discours et la jeunesse des interprètes comme des personnages crée un décalage problématique qui rend difficile l’immersion ou la crédibilité du spectateur devant ces amours pourtant déchirantes. L’épilogue un brin longuet est toutefois l’occasion pour le cinéaste de boucler la boucle et de justifier une structure narrative un peu lâche et confuse, ainsi que pour Amalric de donner à voir une nouvelle fois l’étendue de son talent dans une scène magnifique où sa colère et son verbe se déversent sur un auditoire restreint mais abasourdi.


Un beau projet qui ne se donne cependant pas pleinement les moyens de contenter son ambition, la faute à un manque de jusqu’au-boutisme ou de radicalité dans les processus mémoriels et narratifs, à l’image de cette musique composée par Grégoire Hetzel, certes sublime mais envahissante. Les personnages tentent de faire de leur vie une fiction, mais le cinéaste échoue à rendre évidente cette démarche par un film qui boîte entre les genres, les tons et les registres. Déconcertant.


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Krokodebil
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le 23 mai 2015

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