Le regard que John Ford propose à travers Three Bad Men sur la célèbre conquête de l'Ouest américain est doté d'une particularité qui le différencie assez nettement de ce qui a pu être proposé par ailleurs, tout au long de l'âge d'or du western classique. De la fin du 19ème siècle au début du 20ème, entre l'époque avérée des faits relatés ici et celle du tournage du film, autrement dit de 1877 à 1926, il n'y a que 50 ans. La jonction entre le passé historique et le présent cinématographique est palpable. Mieux : les enfants d'alors, trimballés par leurs parents dans des chariots en furie lancés à toute vitesse en direction des grands espaces renfermant le minerai aussi précieux qu'hypothétique, symbole d'espoir (et d'avidité), sont devenus les acteurs du film. Il faudrait sans doute recenser tous les westerns pionniers du genre centrés sur la ruée vers l'or et la terre (gold and land rush) pour mesurer à quel point le film de Ford est novateur, mais l'authenticité qui se dégage de ces séquences indépendantes de la trame narrative principale (des gentils méchants et des méchants gentils, principalement) est impressionnante.


Le récit en lui-même n'est pas particulièrement marquant, toutes les histoires de romance et de rédemption qui le composent appartenant à des terrains extrêmement bien balisés, déjà, à la fin des années 30. Par contre, l'humour qui le parcourt est remarquable et ce notamment dans l'écriture des dialogues. Que ce soit dans la présentation de deux des trois canailles du titre, voleurs presque par mégarde ("Mike Costigan and 'Spade' Allen weren't exactly thieves - but they had a habit of finding horses that nobody had lost"), dans les ratés d'un hold-up chevalin où ils se font doubler par d'autres malfrats ("Business is getting crowded") ou encore dans l'imprécision toute relative de certains coups de feu ("I must be goin' blind - fired three shots and only dropped two of 'em"), la finesse des cartons et des répliques fait très souvent mouche.


C'est autour de l'incroyable séquence de course de chariots que le film semble tout entier s'articuler, avec ses centaines de figurants, son état d'euphorie générale parfaitement communicative, son travelling latéral présentant les participants, ses accidents dignes d'un rallye moderne mouvementé et ses nombreuses anecdotes. Un bébé tombé d'une charrette en cours de route puis oublié par des parents un peu trop pressés, ramassé sans qu'ils ne s'arrêtent par d'autres prétendants à un avenir meilleur, un homme sur un vélo à grande roue tiré par un cheval, un journaliste à bord d'un chariot participant à la course imprimant les nouvelles à mesure que l'Histoire s'écrit : autant de faits que John Ford assure être bien réels. Une chose est sûre, la mise en scène de cette séquence historique est d'une impressionnante maîtrise et son souffle épique n'a pas grand-chose à envier aux productions ultérieures d'une plus grande envergure.


On ne sait jamais trop s'il s'agit d'une célébration de l'esprit pionnier constitutif de la mentalité de son pays ou bien d'une critique lucide de la cupidité et de l'aveuglement qu'il semble véhiculer. C'est quelque part un regard sur la fondation d'un pays qui repose autant sur la violence que sur l'aventure. Le fait que cette conquête se fasse au détriment des premiers habitants de cette terre n'est pas complètement éludé, les Indiens étant très rapidement introduits, de manière presque implicite, à la faveur de quelques plans calmes en marge de la fureur provoquée par l'homme blanc. Quelques éléments circonscrivant le cadre de la saisie de ces terres qui appartenaient aux Sioux, peu après le massacre de Custer et de son régiment lors de la bataille de Little Bighorn (1876) n'auraient toutefois pas été de trop. Mais l'absence de manichéisme, si l'on excepte les figures incontournables comme celle du méchant shérif qui fait sa loi et le couple amoureux enfin réuni faisant perdurer la tradition, est sans doute l'une des clés de la réussite d'une tel film. D'un côté les pionniers au cœur d'une conquête moralement incertaine, de l'autre des hors-la-loi qui courent inévitablement après leur mort. Leur quête de rédemption et le sacrifice presque obligatoire qui l'accompagne a beau manquer de naturel et de surprise, le plan sur lequel se clôt le film, avec la sublime silhouette de ces trois canailles fantomatiques se dessinant à l'horizon sur la ligne de crête d'une falaise crépusculaire en contre-jour, reste d'une efficacité sans faille.


http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Trois-sublimes-canailles-de-John-Ford-1926

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le 4 févr. 2017

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Morrinson

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