Quand l'un de mes réalisateurs français préférés rencontre mon auteur américain préféré, imaginez mon enthousiasme en découvrant Tromperie à l'affiche. Cela dit, je restais prudent car les derniers opus de Despléchin m'avaient quelque peu déçu. Roubaix, une lumière n'était pas mal mais l'exercice de maïeutique criminelle effectué par Roshdy Zem (très bon au demeurant) avait fini par me lasser à la longue. Quant à Jimmy P., il m'avait fait dormir pendant un bon tiers du film, et m'avait plongé dans un abime de perplexité pendant les 2 autres tiers : en effet, comment Despléchin avait-il pu à ce point remiser son cinéma pour tenter une aventure hollywoodienne vouée à n'intéresser au mieux que quelques francophiles des ciné-club new-yorkais ? Trois souvenirs de ma jeunesse m'avait davantage enthousiasmé mais le déséquilibre narratif entre les 3 histoires empêchait au film de prendre véritablement son envol...


J'attendais donc, non, je rêvais que Despléchin renoue enfin avec son style et son écriture qui m'avaient tant émerveillé dans Rois et Reine, La sentinelle, Esther Kahn ou Comment je me suis disputé...
D'autant que l'idée d'adapter l'univers de Philip Roth avait du panache et le projet paraissait assez excitant sur le papier. Que Despléchin porte son dévolu sur Philip Roth, cela semblait être une quasi-évidence : la fascination de Despléchin pour la culture juive et son héritage psychanalytique, de même que son attirance quasi-magnétique pour une certaine élite intellectuelle surannée, universitaire et littéraire, constituent la marque de fabrique du réalisateur. Et j'avoue que c'est cet univers qui m'a longtemps passionné chez Despléchin.
Car le réalisateur n'est nullement issu du club de la haute société et des salons parisiens et il n'a pas davantage grandi dans la culture hébraïque...
Issu d'une famille modeste de Roubaix, Arnaud Despléchin a dû gravir les échelons de la reconnaissance sociale et culturelle parisienne et l'on sent que le Rastignac du cinéma français filme l'élite avec une fascination teintée d'un véritable sentiment d'imposture voire de trahison sociale, comme le démontrent ses fréquentes incursions cinématographiques à Roubaix et sa grisaille populaire... Il y a dans le cinéma de Despléchin une démarche personnelle, très autobiographique qui n'est pas sans rappeler l'itinéraire d'un certain Edouard Louis, la critique sociale en moins.
Avec Philip Roth, il y avait tous les ingrédients pour que Despléchin évolue comme un poisson dans l'eau et renoue, pour le meilleur, avec son style intello-populo jubilatoire qui avait culminé avec Rois et Reine, lorsque le hip-hop côtoyait, pour notre plus bonheur, l'univers feutré et hermétique de la musique contemporaine.
Philip Roth donc : le juif viscéral embarrassé par sa judéité, l'intellectuel américain modèle écœuré par l'envers du décor du rêve américain, l'esthète de la sexualité dont la passion dévorante pour les femmes constitue tout autant un chemin de croix qu'un rocher de Sisyphe...
Tout était réuni pour que Despléchin trouve dans l'auteur de Portnoy et son complexe les ingrédients pour raconter sa propre histoire. Car les deux auteurs ont en commun leur geste mi- autobiographique mi- fantasmée dont le parallèle est d'ailleurs assez troublant. Dans Tromperie, Philip, auteur américain expatrié à Londres, raconte comment il s'est approprié l'histoire des femmes qu'il a séduites et avec lesquelles il a entretenu une relation extra-conjugale. De ces relations passionnelles, Philip en tirera un roman aux confins du réel et de l'imaginaire, du mensonge et de la vérité. A-t-il manipulé sans vergogne ces femmes pour satisfaire sa démarche créatrice ou les a-t-il magnifiées sous la forme d'un testament littéraire génial ? Voilà la question que nous pose l'auteur sans jamais y répondre.
Il est très intéressant de savoir que Despléchin a eu à vivre histoire assez similaire : accusé par sa compagne d'alors, Marianne Denicourt, de lui avoir volé son histoire familiale pour écrire le scénario de Rois et Reine, le réalisateur a finalement été relaxé par le justice au nom de la liberté de création artistique. Tout cela ne pouvait qu'ajouter du sel à l'entreprise d'adaptation de Tromperie par Despléchin.
Malheureusement, le résultat est décevant. Peut-être que la marche était trop haute et que Tromperie était inadaptable à l'écran ?
En effet, adapter un ouvrage qui n'est qu'une succession de dialogues était une entreprise périlleuse qui risquait d'aboutir à une pièce de théâtre filmée et à un film bavard, avec une mise en scène réduite à la portion congrue. Ce fut malheureusement le cas.


Par ailleurs, s'attaquer à un roman de langue anglaise censé se dérouler à Londres et New York avec des acteurs français et des dialogues écrits en français risquait de sonner faux. Despléchin n'a pas tenté une troisième tentative en langue anglaise, peut-être échaudé par les flops commerciaux d'Esther Kahn et de Jimmy P. Il n'a pas davantage cherché à transposer le récit dans un pays francophone par respect pour le texte originel. Je pense que l'une ou l'autre option aurait été souhaitable car le film nous donne l'impression de prendre une douche avec une toile cirée.
Les décors sont élégants mais font office de cache misère : aucun moment le spectateur ne se sent projeté à Londres ou à New-York.


Enfin, je suis réservé par le choix des acteurs principaux pour tenir les rôles phares : Denis Podalydès et Léa Seydoux. Le premier excelle dans le registre tragicomique et apporte il est vrai une touche d'autodérision drolatique qui colle assez bien au personnage de Philip. Mais Podalydès ne dégage aucune sensualité, ce qui est quand même gênant lorsqu'il s'agit d'incarner un personnage voué corps et âme à l'érotisme. Léa Seydoux, c'est tout le contraire. Son sex-appeal crève l'écran mais son jeu froid et sans relief ne nourrit aucun fantasme. Du coup, le film passe largement à côté de l'évocation érotique du roman. Je ne pense pas qu'un film doive nécessairement nous proposer des scènes de sexe crues ou audacieuses pour figurer la passion amoureuse à l'écran. Mais ici, une trop grande pudeur dans la mise en scène nous empêche de croire, même par simple suggestion, à la sexualité dévorante des personnages voire à leur passion amoureuse. On parle beaucoup d'amour et de passion, c'est vrai, mais comme on disserterait sur Shakespeare.


Par bonheur, les personnages secondaires sont vraiment excellents, sans exception, et sauvent le film. Emmanuelle Devos est convaincante et touchante dans son rôle d'ex-maîtresse aux prises avec la maladie, Anouk Grinberg qui incarne la femme de Philip m'a impressionné. André Oumansky (le père) a droit à un caméo lumineux tout comme le personnage d'Ivan (Miglen Mirtchev). Sans oublier l'étudiante (Rebecca Marder) et la Tchèque (Madalina Constantin) qui compètent merveilleusement ce beau tableau des femmes. Dommage que leur apparition ne se limite qu'à des scènes réduites, certes vraiment réussies, mais qui peinent à s'articuler avec le récit principal pour mieux lui donner du relief.
En résumé, Tromperie n'est pas un mauvais film, il est même très plaisant à certains moments, mais il ne tient pas ses promesses. J'en suis d'autant plus déçu que cette entreprise d'adaptation cinématographique aurait pu être l'occasion d'un grand moment de bravoure cinématographique. Mais il fallait que le réalisateur prenne des risques, qu'il sorte de sa zone de confort, qu'il rompe avec un certain classicisme et qu'il abandonne un peu sa passion pour les joutes cérébrales, surtout quand il s'agit de parler de passion amoureuse.


Il semblerait malheureusement que le cinéaste soit devenu avec le temps un peu trop timoré pour s'attaquer au génie de Philip Roth.

Samfarg
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Arnaud Despléchin

Créée

le 10 janv. 2022

Critique lue 97 fois

Samfarg

Écrit par

Critique lue 97 fois

D'autres avis sur Tromperie

Tromperie
Sergent_Pepper
8

… et le verbe est au pieu.

Les contempteurs du cinéma français pourront d’emblée passer leur chemin : après le plutôt conventionnel Roubaix, une lumière, Desplechin revient à ses sujets de prédilection, pour un torrent verbal...

le 29 déc. 2021

35 j'aime

6

Tromperie
Aude_L
5

Ronflerie

En cette Première au Festival de Cannes, la salle Debussy s'est légèrement clairsemée de places vides au fur et à mesure de la séance, et l'on a eu subjectivement du mal à rester, tant le propos nous...

le 29 juil. 2021

26 j'aime

Tromperie
EricDebarnot
8

La Vie est un Roman

Pour qui considère Arnaud Desplechin comme l’un des réalisateurs français les plus intéressants, et place Philip Roth sur le podium des écrivains les plus importants de ces cinquante dernières...

le 1 janv. 2022

12 j'aime

4

Du même critique

Tre piani
Samfarg
7

Trois voies de la libération

Tre piani de Nanni Moretti est un film choral minimaliste sur la forme, presque austère, mais qui révèle toute la sensibilité et la subtilité de l'auteur. Il s'agit de trois destins reliés par un...

le 11 nov. 2021

4 j'aime

The French Dispatch
Samfarg
4

Un néant sublime

J'adore l'univers de Wes Anderson. Son inventivité old school, son foisonnement d'astuces bout-de-ficelle et son talent de conteur m'ont si souvent ému (particulièrement dans Moonrise Kingdom et Au...

le 1 sept. 2022

4 j'aime

Le Goût des autres
Samfarg
9

La distinction

Le goût des autres est un grand, un très grand film mineur. Derrière la comédie et les scènes cocasses, le film est d'une très grande profondeur et poursuit une véritable ambition : mettre en scène...

le 12 juil. 2021

4 j'aime