(spoilers)


Turkish Délices s'ouvre sur un crime passionnel ; dès le début, c'est déjà la fin. On comprend qu'il n'y aura pas de happy end pour Eric et Olga. C'est une histoire d'amour et de mort, un précis de décomposition. L'autopsie d'un couple.


En bousculant la chronologie, Verhoeven s'amuse avec son spectateur. D'emblée, on croit avoir affaire à une vengeance amoureuse. Il n'en est rien, puisque Eric ne cèdera jamais à ses pulsions de meurtre. La narration non-linéaire ne cherche pas tant à anticiper le climax qu'à faire correspondre deux niveaux du réel : le décès fantasmé d'Olga, en ouverture, et sa mort véritable, en épilogue. Parallèle entre fiction et réalité qui en dit long sur la finalité du Hollandais Violent. Il s'agit de créer un pont entre lyrisme et prosaïsme, faire alterner les séquences oniriques avec des scènes on ne peut plus terre-à-terre. Cette note d'intention se devine d'abord par le montage, qui joue sur les ellipses et offre des transitions mordantes, transforme un bain de bulles en déchetterie. Elle se retrouve dans le titre, "Turks Fruit" (référence aux loukoums dévorés par Olga sur son lit d'hôpital) qui évoque à la fois une confiserie sucrée et le dernier repas du condamné.


Plus généralement, c'est toute la structure dramatique qui fait dialoguer le beau et le laid ; le repas et le dégueulis, les fleurs et les ordures, le foutre et le sang. Verhoeven communique ici son amour pour le documentaire avec une approche très crue de la romance. Dès le premier rapport sexuel, la jouissance se trouve parasitée par un sordide incident de braguette, auquel s'ensuit un accident de voiture. Eric et Olga sont des personnages de chair et d'os, de fesses et de fèces. Lui, grand blond primitif aux jeans patte d'eph', artiste bohème qui synthétise tout le je-m'en-foutisme des années hippie. Elle, flamboyante rouquine issue de la bourgeoisie néerlandaise, femme-enfant qui dort en suçant son pouce. Ensemble, ils s'adonnent à l'hédonisme le plus total, se comportent en sales gosses sans se soucier des convenances, pataugent dans des flaques de pluie ou s'exhibent devant la reine Juliana en s'en fichant royalement.
Cette révolte contre l'autorité, chère à la filmo de Verhoeven (et qu'on retrouvera dès son film suivant, Katie Tippel) fait écho au climat libertaire des années 70. Le Hollandais Violent s'incrit ici dans la mouvance transgressive de la Dutch Sex Wave, qui n'hésitait pas à représenter la nudité frontalement -à l'image de cette scène sublime où Eric regarde Olga dormir nue sur un lit rouge passion.


Si le corps marmoréen de Monique van de Ven est érotisé, statufié, déifié, ça n'a rien d'anodin. Le récit s'articule du point de vue d'Eric, pour qui ce corps cristallise le parfait ; une beauté qui jure avec sa dimension tragique inéluctable. Ainsi, la jeune poitrine d'Olga est mise en opposition avec celle de sa mère, marquée par l'ablation d'un sein. Là encore, l'intrusion du vieillissement et de la mort se fait insidieusement : dans cet étron rougeâtre qui lui fait croire à un cancer prématurément, ou dans cette séquence à la plage où Olga peine à se déterrer du sable, et finit par s'éloigner à l'horizon.
Cette mise en scène riche en allégories trouve son paroxysme au moment où Eric pose un bouquet de fleurs sur les seins d'Olga, afin de la transformer en Perséphone (déesse du monde souterrain) ; c'est alors que le téléphone sonne pour annoncer le décès imminent du père d'Olga... et les fleurs sur sa poitrine laissent place à des asticots. De même, l'évolution artistique d'Eric prend une tournure macabre au fur et à mesure que leur relation se détériore : on passe de la sculpture d'une femme portant un enfant, à des bocaux/tableaux de bébés brûlés qu'on accroche sur les murs de l'hôpital. Au fil du récit, la femme perd ses symboles de fertilité et de féminité (sein coupé de la mère, cheveux rasés d'Olga). Le corps érotisé devient cadavre. La chevelure rousse est remplacée par une perruque qui, dans le dernier plan, finit broyée par un camion-poubelle. Ainsi s'achève l'idylle entre les deux amants.


Le Hollandais Violent frappe fort avec ce deuxième long. En se réappropriant un roman culte aux Pays-Bas, Verhoeven accouche d'une œuvre personnelle, fondatrice, implexe, et projette sur son alter ego Rutger Hauer toute la fougue de sa jeunesse. Il approfondit un parti pris à peine esquissé sur Wat zien ik (film de commande) avec une approche satirique, hyperréaliste, multidimensionnelle de son sujet -qualités qu'on retrouvera sur l'ensemble de sa filmo. Reste que cette démarche fonctionne particulièrement bien ici : la romance tragique entre Eric et Olga, véritables Roméo et Juliette hippies, vient directement se hisser parmi les plus belles histoires d'amour du cinéma (ou en tout cas, dans mon panthéon personnel).
Le terme de "comédie dramatique" n'a jamais été mieux adapté. Turkish Délices fait passer du rire aux larmes d'un plan à l'autre, désamorce le pathos par une posture résolument décomplexée et drolatique. La caméra à l'épaule transmet l'énergie folle des années 70, et capte des instants de pure poésie ou d'absurdité totale, quelque part entre l'onirisme de Lynch et le surréalisme de Buñuel. Les séquences les plus sombres sont aussi les plus belles : il y a la scène de rupture au restaurant, près des toilettes, où les convives ne cessent de rire grassement sous une lumière rouge (joli travail du DOP Jan de Bont) ; il y a aussi et surtout l'enterrement du père d'Olga, où le vieil homme réapparait furtivement sur sa tombe pour danser une ultime fois.


Chef-d'œuvre flottant sans arrêt sur le fil du réel, où Verhoeven apparait non pas cynique, mais infiniment romantique (au sens de Hugo et Baudelaire).



"Le laid existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le
grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la
lumière."

Préface de Cromwell, Victor Hugo (manifeste du Romantisme)


Marraine
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le 16 mars 2021

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