À trop vouloir le référencer, certains commentateurs cannois d’Un couteau dans le cœur semblaient en tisser le linceul et, trop occupés à étaler leur culture, perdaient de vue ce qui constitue son essence même, le plaisir. S’il faut vraiment trouver une parenté, celle de Brian De Palma s’impose tant dans le fond que dans la forme et principalement dans l’expression de sa foi dans le cinéma. Loin du fétichisme vintage, Yann Gonzalez s’affirme en cinéaste libre et amoureux de son art.


Parfaitement assumé, l’hommage à la production des années 70 (principalement française et italienne) s'apparente davantage à une réappropriation qu’à une pâle resucée. Dans sa volonté de ne pas se brider, le cinéaste rappelle combien l’expression artistique doit revendiquer sa liberté : à l’heure où le monde occidental redécouvre le bruit des bottes, celles de Paradis flashent en rouge… comme jadis celles de Deneuve.


S’inspirant d’une productrice de cinéma porno gay d’avant les années 80, Yann Gonzalez et son scénariste Cristiano Mangione construisent une figure féminine borderline (alcoolique, intraitable, perdue) que le film plonge dans un train fantôme. Après un démarrage puissant, aussi érotique qu’électrique avant de terrifier, la trame accidentée se plaît à associer les genres (et pas seulement cinématographiques) allant du gore à la pastorale, du fantastique à la comédie. Fonctionnant par juxtapositions et par glissements, la narration navigue ainsi au rythme des ruptures, meurtres égrainés et cauchemars provoqués.


Accompagnant le récit, la forme en stylise les pulsions. Travaillant les contrastes (nuits bleutées sous les néons vifs, décors miteux des scènes de tournage, zones urbaines abandonnées, nature élégiaque, forêts enchantées), la photographie magnifie la nature sensitive du film que la partition de M83 vient enrichir en provoquant d’autres mariages sonores : s’inspirant de certaines bandes son des 70's (du porno au giallo) tout en affichant une identité d'aujourd'hui, Antony Gonzalez et Nicolas Fromageau en développent le lyrisme.


Frissonnant donc, accompagnant la passion amoureuse au cœur dévasté d'une héroïne parfois peu aimable, elle-même sortant du cadre, envahie par la jalousie et le sentiment de possession, amante délaissée cherchant à reconquérir celle qui l’a quittée, Un couteau dans le cœur stimule le vibrato de personnages à la marge, acteurs et techniciens d'une industrie cinématographique méprisée, elle-même en bout de course, que le fidèle Archibald, acteur, meilleur ami et nounou, tente de maintenir à flot. Entre les peurs des uns face aux meurtres successifs, la dérive de la productrice et le retrait de la monteuse (Loïs quittant Anne), point de convergence de tous les personnages, Archi compense par l'énergie et la drôlerie la mélancolie profonde d'un monde en train de disparaître.


Cet éden finissant, quelques années avant l'apparition du sida, celui d'une culture queer underground, entre sexualité libertaire, cabarets transformistes, codes partagés et ironie de connivence, vit les dernières heures d'une innocence pure à laquelle Nans, jeune candide recruté sur un chantier improbable, prête un corps et un visage échappés des productions Cadinot. Reprenant les codes du cinéma de genre (trauma originel, disparition, vengeance, mise à mort du monstre), Gonzalez les détourne pour placer l'homophobie en mère de tous les maux. Bien que grimée, la gravité du fond replace le film dans un contexte contemporain aux dérives bien réelles.


Loin de tout racolage (scènes de tournage suggestives mais pudiques), le cinéaste imprègne son film d’un érotisme prégnant. Les vibrantes séquences d’ouverture, le désir destructeur d’Anne, sa rencontre avec Cathy, la troublante Misia ou l'éphèbe Nans, les passages en boîte de nuit et certains plans des films tournés s’allient en continu pour troubler les sens. La thématique voyeuriste, si chère à De Palma, trouvant son parallèle dans la figure du tueur masqué, le fétichisme de l’arme blanche déflorant le sextoy, le travestissement et les jeux de domination amplifient par effets de flashes une fébrilité entretenue.


Film de plaisirs, Un couteau dans le cœur présente une sexualité libre et joueuse qui vient tordre le cou aux fantasmes généralement associés à l’industrie du sexe et bien souvent à l’homosexualité. À ce titre, le personnage de Nans, loin du mouton livré aux loups, affiche une candeur que le récit ne vient pas bafouer : littéralement angélique, il incarne la curiosité saine de tout être en construction percevant la sexualité comme constitutive de soi.


Nicolas Maury ne tarit pas d'éloges à propos de Yann Gonzalez et de son amour des acteur.trices. Un couteau dans le cœur reflète la magie d'un film de troupe dans lequel chacun.e trouve sa place. Riche de ses diversités, entre anciennes générations et nouvelles, entre fidèles et novices, le deuxième long métrage de l'auteur des Rencontres d'après minuit exprime pleinement sa passion pour un cinéma qui croit en son pouvoir d'incarnation.


Enthousiaste dès la genèse du projet, Vanessa Paradis impose une présence à l'évidence indiscutable. Sans minauderie et mue par une énergie primitive, elle donne corps et voix à un personnage entier, parfois nocif, parfois bouleversant, qui, entre dureté et abandon, peine à masquer un cœur à vif. À ses côtés, Nicolas Maury déploie une palette colorée pour donner vie au personnage d'Archibald, tout autant Monsieur Loyal qu'Auguste et clown blanc, dont la légèreté de façade incarne l'élégance. Plus en retrait, fière et hiératique, la fidèle Kate Moran vibre d'une gravité profonde et presque désespérée quand Khaled Alouach illumine l'écran en figure de l’innocence absolue. Le reste de la troupe, visages nouveaux ou familiers (Romane Bohringer, Yann Colette, Bertrand Mandico, Jacques Nolot, Florence Giorgetti...), confirme cet amour des comédien.nes que le cinéaste revendique comme moteur premier.


Avec Un couteau dans le cœur, film d'instincts et de stimuli directs dont l'insolence queer devient geste politique, Yann Gonzalez joue une partition foisonnante qui ne perd jamais de vue son essence ludique : sans esbroufe, sans théoriser, sans cacher ses références mais sans les souligner, il redessine les contours d'un cinéma pur, créateur de sensations et vecteur de fantasmes.

pierreAfeu
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le 25 juin 2018

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