Déjà l’année dernière, avec la bombe Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rassoulof, une question s’était posée : à quel moment notre ressenti critique est perverti par le contexte de création d’un film, l’identité de son cinéaste et la portée politique du film ? Une grande partie des arguments venant encenser ce dernier, ou même d’autres œuvres de ses confrères, consistait à mettre en lumière de la dangerosité de création d’un tel film, au récit frontalement critique d’un gouvernement autoritaire, donnant une allure de courage aux cinéastes qui brisent la censure. Cette censure, Jafar Panahi s’est fait une spécialité de la contourner, elle, et les interdictions de réaliser liées à ses différentes incarcérations, venant même à insuffler ces contraintes dans ses œuvres. Cinéaste pirate adepte des tournages clandestins, décidé à faire l’autoportrait de lui autant que de son pays, Panahi pouvait cependant donner l’impression de s’essouffler avec Aucun Ours, sorti quelques semaines après une énième incarcération. Un film inégal parasité par l’impression qu’au fond, ce cinéma ne servait ni son auteur ni son pays, toujours aussi absurdement caractérisé, sans retrouver l’impact esthétique de ses précédents films. Et c’est donc avec Un Simple Accident que le réalisateur prend justement un tournant dans sa carrière, abandonnant ce regard sur lui-même pour parler au collectif, du peuple iranien dans une tourmente toujours aussi lunaire et inextricable, via un scénario jouant autant avec l’atmosphère anxiogène qu’exerce le régime que sur sa constante incongruité. Tout ça pour un simple accident justement, un élément déclencheur qui comme son nom l’indique va en actionner d’autres, dans un jeu de dominos aux proportions toujours intimes, mais incarnant un étouffement général grandissant.

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Lauréat 2025 de la palme d’or, Un Simple Accident risque de faire plus parler que ce qu’il aurait pu, voire dû, le long métrage ayant été présenté sous une prémisse énigmatique, avec peu d’éléments permettant d’appréhender la thématique dudit film. On découvrait le film sans trop savoir à quoi s’attendre, et pour ma part, avec l’appréhension de me retrouver face à un énième regard un peu nombriliste d’un cinéaste peinant à se renouveler. Sans trop dire de quoi il en retourne, Un Simple Accident profite clairement de l’effet de surprise, mais devrait aussi fasciner ceux déjà au fait de ce dont le réalisateur parle, qui n’est sur le papier pas plus différent que sur ses autres films. On met de nouveau en avant une brochette de personnages faisant acte de résistance contre l’autoritarisme du régime iranien. Sauf qu’ici, bien que les intentions de Panahi soient claires comme de l’eau de roche, les personnages avancent à bas bruit, dans une atmosphère non loin du thriller d’espionnage. Ici néanmoins, les personnages ne sont pas des cascadeurs devant sauver la Terre d’une menace nucléaire, ce sont des gens du quotidien devant sortir pendant une journée de leur muselage forcé pour enquêter, et à terme, perpétrer une vengeance face à un faire-valoir du régime. Dans le fond, on sent un vrai changement de la part de Panahi, privilégiant ici bien plus le collectif que son expérience personnelle (toujours via un tournage clandestin) et montrant, après les virulentes manifestations « Femme, vie, liberté » que la colère gronde et risque de devenir incontrôlable. Un Simple Accident est en somme un film pré-révolutionnaire, mais fonctionnant dans sa tension car cette révolution est pour le moment impossible et inenvisageable. Plutôt que de montrer une prise de conscience collective, le réalisateur filme le début de ce soulèvement, et injecte du suspense par son caractère démerdard, en mettant en avant des personnages minuscules, obligés de se dissimuler, s’aventurant sur un terrain miné où la moindre erreur pourrait leur être fatale.

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Disons les termes, Un Simple Accident est un thriller, le film accumule certains poncifs de ce genre, certes large, mais retrouvant ici une façon de disséquer l’intrigue par un suspense constant, lié à un mystère quant à l’identité véritable d’un des personnages. Le film démarre sur le simple accident du titre, arrivant après une banale scène de voiture, où un des personnages clés du récit finit par en rencontrer un autre. Là, une bascule de point de vue s’effectue, et on suit cet autre personnage semblant perturbé à la vue du premier, dont le caractère jusque-là banal ne peut que nous questionner sur les motivations de ce qu’on comprend devenir une chasse à l’homme. Le côté brillant de la mise en scène, c’est de tout faire passer par l’image, en tendant comme un fil l’action, sans abuser de dialogues et en faisant même respirer les silences ; quitte à ce que ces derniers deviennent plus étouffants que le reste. Comme les personnages, le réalisateur avance par soubresauts, il filme en quasi temps réel l’action, sans rechercher la performance technique du plan-séquence, privilégiant plutôt ce format avec une caméra figée, qui fixe l’action en toute discrétion. Comme une mise en abyme, on sent que le réalisateur est autant en danger que ses personnages, que tout ce qui se passe n’est pas normal et cache quelque chose et des enjeux plus profonds que l’ironique simplicité du titre. On se questionne constamment sur les motivations et l’identité de chacun, que ce soit avant ou après diverses révélations, et plutôt que d’apposer un vernis moral à son histoire, en faisant preuve de manichéisme, Panahi développe les nuances et ambiguïtés de ses protagonistes. Il ne les traite pas comme les victimes qu’ils ont été, mais montre la ligne extrêmement fine qu’il peut y avoir entre ce statut et celui de bourreaux. De fait, la tension du long-métrage mute, et passé une première moitié à bas bruit, où l’on doit se cacher, c’est ensuite les débats houleux entre ces 6 hommes et femmes en colère que le suspense monte d’un cran. Et c’est aussi là que le réalisateur pose une question plus existentielle qui conduit le reste du métrage : jusqu’où peut on aller pour ses convictions, et à partir de quand cette conviction est corrompue par nos actions ?

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Bref, Un Simple Accident est loin d’être la banale palme d’or politique comme beaucoup le caractérisent, car si c’est un film éminemment politique, voire révolutionnaire, c’est avant tout une œuvre bien plus nuancée et moins limitée que cet attribut un peu fallacieux. C’est même la preuve qu’on peut être un cinéaste militant et réaliser une œuvre qui, en l’étant tout autant, sait faire plus que simplement dérouler un discours tout tracé et bien-pensant. Pour revenir à la mise en scène, si sa sobriété pourra en déranger plus d’un, son réalisme et efficacité premières cache une extrême minutie qui aboutit à deux dernières séquences magistrales : l’une, un plan-séquence fixe de 10 minutes reprenant cette ambiguïté morale, l’autre, un suivi de personnage vers un retour à la réalité glaçant. Tout ceci est filmé sans chercher la démonstration de force, et est, particulièrement subtil, notamment dans le premier plan-séquence cité, qui nous montre une confrontation morale et finale pour ses personnages, à deux doigts de reproduire les exactions qu’ils ont subies. Eux sont en hors-champ, et, pour la première fois, désincarnés face à un prétendu bourreau, lui, aveuglé par un bandeau, coincé et complètement perdu voire agressé par la situation. Le cinéaste reproduit tout bonnement les conditions des interrogatoires (déjà incroyablement esquissés dans Mon Pire ennemi) en nous faisant ressentir toute l’horreur de la situation… du côté du bourreau. C’est là la puissance de cette scène, qui met justement en scène ce potentiel franchissement moral, où les protagonistes et victimes qu’on a suivis pendant 1h30, sont sur le point de suivre le chemin de la violence qu’ils ont eux même subit et cherchent à contrecarrer. Cette scène, pour le spectateur, vient à la fois faire ressentir la terreur que provoque ces interrogatoires tout en plaçant sur une ligne morale fine les personnages qu’on a suivi, à deux doigts de s’autodétruire. Néanmoins, c’est aussi rare d’avoir un film aussi virulent, cash et acerbe tout en étant aussi drôle. On oublie que derrière ses allures austères, des films comme Taxi Téhéran sont aussi, par moment, de pures comédies, car Panahi humanise par ce biais ses personnages, ses situations, et comme un beau pied de nez, parvient à d’autant plus caractériser l’absurdité du régime iranien. Quelque chose qui se ressent surtout dans la première moitié du long-métrage, et qui incombe en particulier de ce côté film d’espionnage bricolé. Les personnages sont livrés à eux-mêmes, à leurs désaccords, une piste floue, peu de moyens formels, et ils en paient souvent les pots cassés sans que cela soit toujours traité avec lourdeur. Comme pour la ligne morale, Panahi ne prend pas de haut ses personnages, mais il les accompagne et ose mettre en lumière leurs nuances et certains des aspects les moins reluisants d’un combat bien plus noble. Et en plus, il se permet de cette manière, de faire du Cinéma, d’offrir un brûlot singulier, mû par la vision de son auteur et ses expériences.

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Un peu comme 12 hommes en colère, Un Simple Accident est aussi avant tout un grand film d’acteurs. Ces derniers profitent du cadre minimaliste pour déployer une interprétation collective, indépendamment de leurs genres ou personnages, on retient avant tout un groupe incarné par des dissensions, des questionnements et un passé, un spectre, que le film développe et approfondit sur la durée. Même si on sent à de multiples moments une sorte de course à la performance, leurs interactions participent grandement à la puissance émotionnelle du métrage, et plus particulièrement, son caractère tendu. Les plans-séquences et notamment le tout dernier, viennent magistralement jouer avec leur psyché et donner à certains moments l’impression d’un véritable craquage psychologique ; sûrement joué, mais parfaitement authentique, immergeant d’autant plus le spectateur dans l’intrigue et la tension. Une immersion permise par le réalisme constant du film, ne faisant jamais appel à une quelconque sophistication, mais préférant garantir une cocotte minute bouillonnant petit à petit, au fur et à mesure que l’on se rend compte des conséquences et dégâts qu’inflige le régime iranien sur sa propre population. Le sujet est éculé, mais en fin de compte, traité d’une manière bien plus étonnante et nuancée que sur d’autres films iraniens, tombant trop facilement dans le manichéisme et la victimisation. Or, Jafar Panahi condense un débat houleux, autour de la situation de son pays, et montre les torts et raisons de chaque personnage. S’il termine son film en remettant en lumière le traumatisme indélébile, littéralement filmé comme fantomatique, de ses personnages, le développement passe par un parcours fait de hauts et bas, de biais de confirmations comme d’évolutions significatives, qui métamorphosent ce groupe. En somme, le cinéaste explore ce qu’il a toujours filmé dans son cinéma : l’humanité. Ses personnages ne sont pas des marionnettes politiques, mais des gens du quotidien pris dans un engrenage défiant leurs convictions et déterrant des douleurs qu’ils se devaient de cacher. Qu’il s’agisse des victimes, des bourreaux ou même des témoins, les faux-semblants se font de plus en plus ressentir, amenant autant de lourdeur que d’ironie, mais aussi une incarnation très juste d’un bouillonnement moral et politique difficile à contenir.

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Là où Un Simple Accident avait tout pour tomber dans la caricature du film iranien poliment politique, Jafar Panahi exerce au contraire un exercice de style où 12 hommes en colère et le cinéma d’espionnage à bas bruit se coordonnent pour faire le portrait d’une société cachant de moins en moins sa colère. Si le film n’est pas subtil dans son propos, il développe une nuance salvatrice par le biais d’un groupe de personnages qu’on suit au plus près et dont on partage les bascules morales au fil d’un scénario au cordeau, jouant sur ses coups de théâtre pour confronter chacun à ses contradictions. C’est tendu, parfois drôle, souvent étouffant mais globalement inattendu, en plus de représenter un virage bienvenu pour un cinéaste commençant gentiment à se faire distancer par ses confrères. Même si on retiendra malheureusement plus de cette palme son aspect politique, nul doute qu’Un Simple Accident résonnera aussi comme l’un des témoignages les plus assidus d’un régime autoritaire jusque-là inflexible.

Vacherin Prod

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