La rencontre avec son tortionnaire a nourri quelques-uns des plus poignants récits de ces dernières années : Incendies, de Mouawad, adapté par Villeneuve, ou plus récemment Les Fantômes de Jonathan Millet. Jafar Panahi en fait le motif central d’Un simple accident, imaginant que le hasard du titre du film entraine la confrontation d’un ex détenu avec l’homme qu’il semble reconnaître, à sa voix et au grincement de sa prothèse, pour avoir été son bourreau durant son incarcération.


Panahi puise ici dans le matériau qui s’est imposé à lui durant sa deuxième incarcération, où sept mois durant, il a pu échanger avec ses compagnons de cellule, et dresser un tableau reproduisant toute la diversité de la société iranienne. Cette pluralité irrigue tout son film, dans lequel une équipée bancale s’improvise, où s’agrègent des personnalités très différentes, au risque salvateur de situations comiques et burlesques. C’est là la première arme du cinéaste que d’opposer à la barbarie du régime un humour qui pourrait sembler incongru : son film déborde de toute part : de désaccords, de vie, de pannes, de cérémonies interrompues, d’improvisation et d’aléas. Cette odyssée de l’après garde toujours dans le rétroviseur les traumatismes infligés, mais ne s’interdit jamais d’avancer, dans un mélange improbable duquel se dégage une poésie presque insolente, à l’image de cette séquence de photographie de mariage sur un parking.


La question centrale d’une vengeance et d’une justice officieuse, dans cette épopée clandestine, renvoie également aux conditions désormais habituelles de création du cinéaste. L’étroitesse de ce van n’est pas sans rappeler le véhicule exigu de Taxi Téhéran, et les marges de manœuvre des personnages mettent au jour la réalité d’un pays qui oscille entre l’aveuglement (les yeux bandés des torturés, ceux du kidnappé) et la surveillance continue. Le regard en surplomb proposé par Panahi consiste donc à s’interroger sur les réponses à apporter à de telles tensions : cadrer le groupe d’un côté, isoler le tortionnaire de l’autre ; mais, surtout, élargir le champ pour laisser se formuler tout l’humanisme encore présent en chacun des protagonistes. Les mariés, le photographe, l’arbitre, l’ouvrier se disputent, creusent des trous, ménagent des passerelles, prônent la désobéissance civile ou les valeurs morales, mais ne cessent jamais de vivre, dans un déplacement constant, le road movie cahoteux les conduisant jusqu’aux racines de l’humanité du détenu, sa propre famille.


Puisque les atteintes aux droits de l’homme ne pourront se régler devant une cour de justice, c’est sur les voix des hommes qu’il faudra compter. Dans les élans spontanés d’une maladresse comique, les cris spontanés de la vengeance ou la construction plus progressive d’un chœur plus serein. Du coffre scellé du van aux étendues désertiques, de la chambre d’un hôpital à un arbre nocturne, un parcours qui raconte celui d’une nation, dont on anticipe déjà, avec un optimisme forcené, la possibilité d’un après, et d’un retour à la liberté généralisée.

Un simple accident, en refusant la démonstration rigoureuse réservée au prétoire, fait de la spontanéité humaine son nerf de la guerre : contradictoire, dévorée par le doute, mais toujours nourrie d’une force vitale qui force à avancer. Et le terrible dernier plan, dont l’intensité rappelle celle de la coda de Juré N°2 de Clint Eastwood, ne dit pas autre chose.

Ce terrible son hors champ du grincement de la prothèse annonce les retrouvailles entre le tortionnaire à qui on a laissé la vie, et celui qui l’avait kidnappé. La question est de savoir s’il vient l’arrêter ou reconnaître sa gratitude quant à ce qu’il a fait pour sa femme. Panahi suspend cet épilogue au regard du spectateur, et fait, en somme, appel à la seule force de sa conviction : le défaitiste laissera le Régime reprendre ses droits, tandis que l’optimiste, probablement nourri par toute la galvanisante comédie humaine qui vient de se jouer, pourra envisager une contagion de cette solidarité.

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Palmes d'or vues, Vu en 2025, Vu en salle 2025, Festival de Cannes 2025 et Festival de Cannes 2025

Créée

il y a 6 jours

Critique lue 555 fois

20 j'aime

2 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 555 fois

20
2

D'autres avis sur Un simple accident

Un simple accident
Plume231
3

Sortie de route cannoise !

Je vais encore être le rabat-joie qui veut gâcher la fête, sans le moindre succès évidemment, mais je n’ai pas du tout été convaincu par cette Palme d’or.Pour commencer, j’ai trouvé le jeu des...

le 29 sept. 2025

30 j'aime

6

Un simple accident
Sergent_Pepper
7

Van, vie, libertés

La rencontre avec son tortionnaire a nourri quelques-uns des plus poignants récits de ces dernières années : Incendies, de Mouawad, adapté par Villeneuve, ou plus récemment Les Fantômes de Jonathan...

il y a 6 jours

20 j'aime

2

Un simple accident
Cinememories
7

La revanche des martyrs

Les coïncidences ne sont jamais anodines : elles alimentent la volonté de résistance de Jafar Panahi face au régime islamique iranien. Un simple accident est à la fois un titre hautement symbolique...

le 23 mai 2025

15 j'aime

1

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord de...

le 6 déc. 2014

787 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

737 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

632 j'aime

53