La dernière image ? Celle qui me hantera longtemps, c'est ce moment, en apparence très quelconque dans la cuisine familiale. La façon dont ce père cherche en fouillant du regard quelque chose dans celui de sa grande fille... Désespérément. Quelque chose qu'on pourrait appeler de l'amour et qu'il cherche en vain. Déchirant. Fantastique.


Ce film a du flow. John Cassavetes was here. Forcément. Bookmakers et diamantaires sont de grands rêveurs, d'inusables pare-feux contre les irascibles de tout poil, d'indécrottables mystiques cherchant dans les reflets d'une opale, dans un décolleté profond, dans le money Time d'un match au sommet leur raison de vivre, leur graal...


Les nappes d'électro eighties dans la nuit New-yorkaise font irrémédiablement leur effet et grisent les âmes... Notamment sur des séquences en apparence anodines comme celle des poubelles qui dit beaucoup du fardeau que porte sur ses épaules ce stakhanoviste de la réussite à tout crin, par tous les moyens. Le mythe de Sisyphe à l'oeuvre et à l'écran dans cette brève progression nocturne heurtée qui éclaire le chemin de croix que nous vivons à ses côtés... La grimpette au sommet de sa petite colline d'adrénaline puis patatras... Equilibres précaires, comme le milieu fragile dans lequel croient vivre peinards ses fantastiques poissons-rêves. Une prison de verre. La sienne. Or tout cet univers est constellé de portes vitrées, de caméras, d'écrans et de lunettes indispensables au héros pour déformer la réalité, pour faire vivre sa réalité. Coûte que coûte. Faite de reflets multicolores et de croyances irrationnelles venant se heurter au prétendu esprit cartésien d'un monde qui ne fait que se donner les apparences de la normalité. Après tout, qu'est-ce qui est normal par ici ? Ni le rythme épileptique d'une journée banale dans la ville qui ne dort jamais, ni les sommes faramineuses palpées par ce Basketteur pré-retraité, ni ces traditions millénaires juives et ce cercle familial hors du temps qui permettent à Rattner de subtiliser tranquillou les fromages du bec de n'importe quel membre un peu trop Gaou de la famille, pièces rapportées comprises. Ni cette recherche effrénée du clinquant, du brillant, du Money Prize. Joie de courte durée, plaisir fini. Passion délétère.


C'est d'ailleurs dans ses "temps morts" comme au Basket que se livre beaucoup de la vérité du film et de celle de son héros, de ce clown triste. Le choix d'Adam Sandler est en cela brillantissime. Quelque part entre Mister Jerry Lewis et Docteur Love. Ou l'inverse. Ses deux visages. Janus doublement mis à nu. Il y a celui qui est perdu, qui pleure comme un enfant, deux mèches rougies dans le pif et il y a l'autre, celui qui gesticule frénétiquement dans son verre d'eau privé d'oxygène. A l'instar du spectateur cherchant de l'air. Pas un hasard qu'on ait fait appel à ce King of Comedy pour ce rôle tragicomique. Et je repense à la grande dépression fatale d'un Robin Williams ou de ces grands de la comédie qui tombent le masque toujours loin des regards, une fois seul avec eux-mêmes. Ce qu'ils dévoilent est souvent bouleversant.


C'est pourquoi au-delà de ce qu'il est, un très grand film noir (dans la lignée de Meurtre d'un bookmaker chinois), je retiens la prestation extraordinaire d'Adam Sandler (le rôle de sa vie probablement) transfiguré et son personnage tour à tour haïssable, consternant, attendrissant. Lui dans cette petite boutique des erreurs qui devient la grotte de tous les dangers (son cerveau enflammé), lors de la séquence d'ouverture en Ethiopie, un terrain à explorer, à creuser sans relâche à ses risques et périls. J'ai d'ailleurs repensé à l'univers anxiogène de Pi (Darren Aronofsky) dans lequel Max, brillant mathématicien, cherche jusqu'à la folie à trouver la formule mathématique qui se cacherait cyniquement derrière les énigmatiques soubresauts du marché des changes. Deux personnages en quête de leur auteur (veulent-ils être Dieu tout simplement ?) ou d'un peu d'amour, en tout cas de leurs fins dernières et qui se brûlent les ailes ou tombent sur un os. Une pierre. Précieuse ou pas. Après tout, Uncut Gems, on dirait pas mais c'est une supplique pour réapprendre à aimer (comme sait le faire et le démontrer sa maîtresse en deux séquences magiques. L'une dans son bureau alors qu'il dissimule ses blessures, l'autre à la fenêtre pendant l'échange lorsqu'elle confesse rêver de l'embrasser). L'amour il était là, tout le temps, sous ses yeux. Cut. J'aime à la folie !

Créée

le 14 janv. 2022

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