Plutôt qu'une critique sur le film Underground que je connais par cœur pour l'avoir vu un nombre incalculable de fois, et en avoir décortiqué ses plus sombres aspects dans mon mémoire universitaire, je m'intéresserai ici à la musique des films d'Emir Kusturica. (Parce qu'elle est trop cool et puis c'est tout)


Selon les musiciens du No Smoking Orchestra, compositeurs des films Chat Noir Chat Blanc et La vie est un miracle, le cinéma musical d'Emir Kusturica, également guitariste au sein du groupe, produit une « protéine du bonheur ». Les symptômes sont les suivants : envie irrépressible de danser en compagnie de ses personnages excentriques, nécessité d'écouter en boucle ses bandes originales. Pour Kusturica, la musique est à la source de son cinéma : elle lui insuffle son rythme, tantôt frénétique, tantôt lancinant, et sa respiration.


Fusion totale


Veljo dans une scène de La vie est un miracle, évite avec difficulté les trompettes et archets d'un orchestre en répétition. Le rôle de la musique, omniprésente et bruyante à souhait, envahissant le champ, est ici évoquée avec humour. Underground est saturé de musique (fanfare, air de propagande, reprise d'un standard de twist) et finit par donner le vertige. La musique est très souvent incarnée à l'écran par des orchestres, et des personnages musiciens. D'autres s'improvisent chef d'orchestre, tel que le grand-père dans Chat Noir, Chat Blanc qui, en s'écriant : « Musique ! Agression ! », définit un tempo et initie la cascade d'actions burlesques de la scène à venir.


Kusturica exige que les orchestres tziganes jouent sans relâche pendant les tournages, afin de maintenir une atmosphère d'effervescence, et d'imprimer un rythme affolant à l'image. Si la musique est déchaînée, elle est pourtant une « fondation stable » composée en amont à partir de laquelle le cinéaste construit le récit, et improvise le cadrage, les mouvements de caméra.


La structure du film est également musicale, ponctuée par des leitmotivs qui s'enrichissent de nouvelles significations et émotions au long du film. Talijanska, l'air joué à l'accordéon par Perhan, héros tragique du Temps des gitans, symbolise d'abord sa douce innocence, puis sa perte irrémédiable et douloureuse. Ainsi, lorsque retentit le chant mélancolique Edelerzi à sa mort, l'émotion est d'autant plus forte que le thème a été joué pour la première fois au cours d'une scène d'amour. Au delà de sa fonction émotive et cathartique, la musique possède une force symbolique, en lien avec les traditions, rites et mythes tziganes : elle reflète l'errance et la souffrance éternelle du peuple rom.


Musique et musiciens en liberté


Fasciné par la musique tzigane de tradition orale donc sans partition, Kusturica admire en particulier la liberté d'esprit des gitans, liberté qu'il veut atteindre dans sa musique et son cinéma. Sheva, Edelerzi, ou Bubamara sont des thèmes traditionnels tziganes réarrangés par les compositeurs (Goran Bregovic, puis Dejan Sparavalo). La musique des films de Kusturica est à la croisée de plusieurs influences, un « mélange entre la musique traditionnelle et le “son” cubain, une world music impossible à identifier précisément, libre en quelque sorte ». Libre, c'est à dire acceptant toutes les influences extérieures, des résonances punk et rock, à la fois « signes du territoire où elle est née » et témoignage universel. Les films eux-mêmes semblent être un hommage au pouvoir guérisseur de la musique, et aux musiciens qui ont toujours le premier rôle.


Ainsi, à l'instar de la fanfare tonitruante qui traverse Belgrade au pas de course au début d'Underground, les musiciens vagabonds parcourent en liberté les images. Ils jouent sur une plate-forme tournante, sur une barque, la tête à l'envers ou attachés à un chêne. Loin de sacraliser la musique, Kusturica fait de la musique une entité qui traverse les cadres, les plans et les séquences, mais aussi un pont entre le rêve et le réel, par exemple In the death car dans Arizona Dream. Le montage devient musical puisque les morceaux ne sont pas coupés et se terminent naturellement, comme si le spectateur assistait à un concert. La musique n'a pas de plus belle respiration lorsque les rythmes endiablés de l'orchestre amené par Zaran dans l'hôpital redonnent vie à son grand-père ; ni de plus belle matérialisation que celle de l'arbre musical, témoignant de la rêverie d'envol générée par la musique, créatrice d'énergie vitale dans une fusion avec la nature.


Ode à la vie


Son souci du rythme fait planer une pulsation permanente sur son cinéma toujours en mouvement. Le temps des gitans ressemble à des montagnes russes, tant les ruptures de rythmes et de tons sont violentes. C'est à la vie tourbillonnante que le cinéaste s'intéresse, et en ce sens la musique épouse le mouvement cyclique de la vie, et s'accorde à un univers où la mort engendre la vie. Papa est en voyage d'affaires s'achève sur une noce, Le temps des gitans sur des funérailles. Kusturica qualifie son cinéma de maniaco-dépressif, oscillant continuellement entre euphorie (Moldavian song) et mélancolie (Ausencia). Fêtes, banquets et beuveries sont omniprésents, comme une invitation au chaos libérateur. La musique pénètre les corps – celui tordu et exubérant de Natalja, celui fragile de Jadranka – de ses personnages, jusqu'à ce qu'ils perdent l'équilibre. L'ivresse de la frénésie et la fièvre des fêtes populaires emporte les personnages d'Underground et les spectateurs dans une ronde folle.


Le monde onirique de Kusturica fait écho à la définition Nietzschéenne de l'ivresse dionysiaque : « Chantant et dansant, l'homme a désappris de marcher et parler, et est sur le point de s'envoler à travers les airs ». Néanmoins, chez le cinéaste, les hommes (et les objets) s'envolent véritablement dans les airs. (Je me suis peut-être un peu emballée avec Nietzsche...)

Kippamia_Rockyn
10
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le 10 sept. 2016

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