Underground a beau n’être que le cinquième film d’Emir Kusturica, il a tout d’une œuvre-somme. Il déploie son gigantisme dans un espace circonscrit à la nation yougoslave, un tout petit pays qui n'existe même plus. Tout à la fois peinture quasi névrotique d'un peuple et poème élégiaque, il parle de l'idéal d'un homme trahi par son ami le plus cher et de l'innocence meurtrie d'un artiste qui croyait, il n'y a pas si longtemps, que des êtres d’origines différentes pouvaient habiter ensemble la même terre. Oubliées les polémiques ridicules qui ont accompagné sa présentation et son couronnement au Festival de Cannes : l’œuvre ne formule absolument rien d’inacceptable ou d’idéologiquement douteux. Une seule phrase parle de ce conflit avec des mots : "Les Serbes tuent des Croates, les Croates tuent des Serbes." Vingt après, la fresque s’impose plus que jamais comme la grande fête truculente et fellinienne qu’elle est a toujours été, comme une démystification politique sur la stalinisation de l’Europe doublée d’une réflexion burlesque et critique sur le cinéma. C’est un carnaval en forme d'ouragan, qui pousse tous les potards à fond : musique, sons, dialogues, personnages, images, idées. Pas étonnant qu'on en sorte harassés et repus, bien baisés et amoureux, mais forts aussi d'un appétit d'ogre, l'envie de tout bouffer. Tout commence à Belgrade, en 1941. Marko et son meilleur ami Blacky rentrent chez eux complètement beurrés, accompagnés par un tintouin d’enfer, un orchestre de cuivres monté sur une charrette brinquebalante. Ils rient, chantent, s’étreignent. Ils s’aiment et le hurlent entre deux lampées de tord-boyaux. La farce serre un écrou de plus avec l’épouse d’un des soûlards qui l’attend devant sa porte, le rouleau de pâtisserie à la main. Les bacchanales et les accents furieux d’une musique tzigane endiablée embrasent la nuit, une sorte d'hystérie collective s'empare de la ville : ces premières images font pénétrer le spectateur au cœur du chaos. Tout semble indiquer que la fin de l'humanité est proche, tant le bruit et la fureur saturent le champ. Mais le lendemain matin, c'est pire que la tête dans le cul : c'est la guerre, les Allemands bombardent la ville— métaphore à peine voilée de la colère divine. La confusion est telle qu'il n'y a même plus de distinction entre humanité et animalité. Non seulement les fauves qui ont fui le zoo dévasté arpentent les rues, pareils aux habitants paniqués, mais la première victime visible est un singe, une maman chimpanzé atteinte par un éclat d'obus et dont l'agonie est filmée dans les bras de son gardien, avec dignité.


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Pendant la guerre, Marko cache dans une cave Blacky et un groupe de résistants. Durant vingt ans, il va leur faire croire que le conflit continue. Les deux personnages trouvent alors leur véritable fonction dramatique en s’affirmant comme les sauveurs eschatologiques de l’humanité. Marko, à l’instar de Noé, accueille indifféremment réfugiés et animaux dans le sous-sol de son grand-père, et Blacky, sorte d’histrion héroïque, multiplie les coups d’éclats au nom de la liberté. Peu importe que les protagonistes s’enrichissent en écoulant des armes au marché noir. L’essentiel est qu’au moment où la nuit tombe sur cette région du monde, des hommes se lèvent pour symboliser la nation en devenir. Sous terre, la vie s’organise, entre l’atelier à bricoler des fusils, le transformateur d’énergie en pompe à eau, les dynamos de fortune. Parfois la naissance d’un bébé, éclairée par le phare d’une bicyclette, provoque la mort de sa mère, et actualise pleinement ce sentiment de l’union nécessaire entre la création et la destruction. Sur terre, Marko devient une enflure ordinaire : apparatchik du régime, héros officiel de l’Histoire, producteur de fictions exaltant la nouvelle Fédération et amant de la jolie Natalija, qui était promise à Blacky. Le conflit a laissé la place à quelque chose de pire encore : une immense mascarade organisée. Kusturica enjambe ainsi toute l’histoire de l’après-guerre européenne, depuis les rêves de socialisme autogestionnaire jusqu’à l’utopie d’un tiers-monde en éveil. La mort du président vient interrompre la supercherie et, logiquement, correspondre au réveil des enfouis de la terre. Risquant une tête au dehors, Blacky et son fils Jovan se retrouvent en plein tournage d’un film patriotique, et ne se surprennent donc pas que des allemands persécutent des partisans. Ils y croient tellement qu’ils dézinguent le comédien jouant un officier nazi. C’est la dimension résolument bouffonne d’Underground, sa façon Lubitsch de s’emparer des enjeux et des évènements. Kusturica pousse l’ambition jusqu’à faire visiter au spectateur son tournage, l’envers de ses décors, sa Moritone et sa table d’effets spéciaux. L’opération de dévoilement politique se double d’une révélation de l’intimité de la création cinématographique. Tout est donné ensemble et l’on débouche parfois dans le film comme Blacky sur la reconstitution de sa propre histoire, invité intempestif, curieux et destructeur d’une histoire de cinéma qui rencontre l’histoire d’un pays. Or la vérité de l’Histoire, c’est qu’elle se répète. De l’occupation allemande à la lutte fratricide qui oppose Serbes et Croates, c’est toujours la guerre.


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Ici se situe la passionnante ambigüité du projet : comment vivre l’après-communisme dans ces pays non seulement déchirés par des nationalismes irréconciliables, mais qui ont subi une ère glaciaire, une sorte de temps suspendu où rien ne se passait vraiment en dehors de la sphère étatique, où les mentalités et les économies survivaient dans une autarcie de la rareté, et qui soudain découvrent le monde tel qu’il est ? Si l'âme et l'histoire sont aussi nettement mises à nu dans Underground, jusqu'à la fracture ouverte, c'est que Kusturica est parvenu à envelopper charnellement la mélancolie de son film. Le communisme montre ici ses entrailles, que l'on visite, où l'on se perd, où le spectateur est comme digéré dans les acides produits par le dynamisme frénétique de la mise en scène. L'Europe est pareillement minée, traversée de part en part, parcourue de galeries souterraines où les trafics pullulent, où l'on recycle tout, y compris les excréments et les matières organiques. L’œuvre de trois heures est extraordinairement baroque et romanesque mais elle pose surtout la question du "rêve" yougoslave, qui est bien sûr, surtout, une illusion : celle des soutiers, des prolétaires, exploités par des escrocs qui leur font croire que l’état de conflit est éternel et les maintiennent dans le sous-sol pour mieux leur faire fabriquer les armes d’une libération toujours repoussée. Derrière la succession des discours célébrant l’origine mythique du régime, ce rêve est également un cauchemar grotesque qui ne laisse derrière lui qu’un champ de ruines. Le souterrain métaphorise la Yougoslavie d’hier où les peuples ont vécu durant un demi-siècle coupés du reste du monde, hypnotisés par des dictateurs que la propagande a déifié, cryogénisés par une idéologie dont on sait les ravages qu’elle a provoqués dans les Balkans. La naïveté des uns et la crapulerie des autres se confortent mutuellement, hors de toute logique, dans un déferlement d’insultes, de coups de théâtre et de violence qui, par leur expressionnisme sensuel, témoigne sans doute mieux que n’importe quelle analyse objective de ce dont il est était alors question sur le territoire serbo-croate. Si toute la fiction se développe autour d’une femme et de ses deux amants, c’est que le réalisateur tient à l’assoir sur la passion même, qui est au centre des enjeux politiques. Sa force tient aussi à sa cruauté : les escrocs exploiteurs doivent véritablement "mettre en scène" la réalité avec les armes du cinéma. On l’aura compris, l’allégorie est aussi celle de la caverne de Platon, où les esclaves ne perçoivent de la vérité que des ombres déformées.


Emir Kusturica donne beaucoup dans cette œuvre, beaucoup de lui-même et beaucoup de tout ce qui a traversé sa vie, son histoire, son pays. Il fait le plein d’énergie, à l’image d’un Blacky littéralement électrifié, cheveux dressés sur la tête et traits figés dans un rictus, pour se donner la possibilité d’être généreux durant l’intégralité du récit, pour insuffler aux plans leur puissance d’emportement. Tout forme une matière, un magma extrêmement disparate et déroutant. Tous les registres, de la farce au tragique, du théâtre intime à l'épopée, sont convoqués. Tout communique très vite, à tout moment, d'un rythme à un autre, d'une imagerie à une autre. Au point qu’il n'existe plus de séparation nette entre les différentes émotions, entre les humeurs parcourant ce film-organisme de soubresaut en soubresaut, d'attaque en attaque, de crise en crise. Chaque chose, chaque personnage est là, marquant l'écran de sa présence, mais chacun peut aussi disparaître le temps d'une ellipse de vingt ans, se fragmenter en éclats comme le cadavre de Tito parcourant toutes les régions du pays, se dédoubler sans cesse, ou mourir puis renaître à la vie. L'hétérogénéité fait ici figure de mouvance vitale, de terreau fertile et mélangé : la constitution de l’œuvre se nourrit de la décomposition généralisée, chaque chose est hantée par son contraire et tous les êtres de cet univers chaotique possèdent une faculté de métamorphose synonyme de survie. Et pourtant c’est l’apocalypse faite film : Marko et Natalija sont exécutés sans autre forme de procès et leurs cadavres, aspergés d’essence comme de nouvelles funérailles d’Hitler et d’Eva Braun, incinérés sous les yeux fous de Blacky qui hallucine en boucle : "Un frère qui tue son frère, c’est ça la guerre." Lorsque vient la conclusion, le cercle semble se refermer sur lui-même : on retrouve une noce, la fanfare, l’amour, l’amitié. Mais soudain un véritable séisme secoue ce petit monde, et la péninsule où ils ripaillent se détache de la terre ferme, île flottante au gré des courants. Le bonheur s’en va au loin et la musique s’assourdit. Cependant, il est difficile d’envisager cette fin comme un adieu : au revoir de Kusturica à son pays natal ou congé donné au public qui a vécu cent quatre-vingt douze minutes de vraie vie en compagnie de sa création. L’exubérance s’est emparée de la tragédie, l’a retranscrit selon son propre registre. Ce recel délirant, ce trafic de joie disent aussi comment l’auteur est parvenu à raconter l’histoire de sa nation : un tremblement de terre dont les failles déchirent l’écran et dont les effets font corps avec la pellicule.


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Thaddeus
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le 31 août 2014

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