https://www.youtube.com/watch?v=8DXruigKRRc


« Il était une fois un pays ».
Bienvenue dans le conte kusturicien. Ici, il n'y a pas de fées ni de lutins, mais des hommes, des femmes et des animaux, de la musique, de l'alcool et du sexe.
Ici, pas de royaume féerique, mais la Yougoslavie.
La Yougoslavie de 1941 à 1991.
Depuis l'entrée des Nazis dans Belgrade jusqu'à la terrible guerre civile.
Le contexte de ce conte n'est donc pas follement drôle, bien au contraire.


1ère Partie : la Guerre.
La scène en dit long. Avec cette idéalisation qui correspond bien à son projet, Kusturica nous montre la Yougoslavie d'avant-guerre comme une sorte de paradis perdu, d'Eden harmonieux qui va chuter dans l'horreur. La scène de l'approche des avions, que nous vivons aux côtés d'Ivan dans le zoo, est remarquable habitée d'une inquiétude frôlant le fantastique. Comme toujours chez Kusturica, la réalité est monstrueuse.
Et la réalité, ici, c'est d'abord la guerre, l'occupation nazie et tout ce qui va avec : destructions et ruines, reconstructions et profiteurs de guerre, collaboration et cynisme. Le ton est donné.
Et voilà notre film qui va constamment mélanger drame et comédie, destruction et délire. Blacky chante « ma peine est grande » au son d'une musique entraînante : tout le paradoxe est là, dans cet univers où la camaraderie, la musique et l'alcool pansent les blessures et permettent de supporter l'horrible, tout en s'en inspirant.
Et tout est de cet acabit : le chagrin et la joie, la mort et la fête, tout se confond. Le film devient très vite une œuvre baroque où les opposés se confondent et se complètent, un univers fourmillant de détails et toujours en mouvement.
Cela n'empêche pas Kusturica de donner une image sombre des hommes et du pouvoir. La guerre permet toutes les indignités, le vol, le mensonge, le détournement, la trahison. La folie est omniprésente. « Nous sommes tous fous, seulement personne n'en a encore fait le diagnostic. »


2ème Partie : la Guerre
C'est là que le film se fait vraiment génial. Dans cet incroyable sens de la métaphore où une cave devient un monde complet. Marko a enfermé ses amis sous terre pour continuer à les exploiter tout en leur faisant croire que les Nazis sont toujours présents.
Tout est dit sans passer par les mots, ce qui donne plus de force au film. Le pouvoir « démocratique » confisqué par un groupe d'hommes sans scrupules qui exploite le peuple en l'enfermant. La manipulation, le mensonge érigé en méthode de gouvernement. La folie n'est plus dans la guerre, elle est la politique elle-même, elle est partout. Et le monde devient baroque.
Le choix des images d'archives est assez significatif également, surtout lorsqu'elles concernent la mort de Tito et les foules mobilisées.
Du coup, sous l'oeil décapant de Kusturica, le doute s'immisce partout. Tout n'est-il pas que manipulation ? Le mensonge n'est-il pas omniprésent ? La frontière entre fiction et réalité est abolie : lorsque Blacky sort du souterrain pour tuer des Nazis en 1961, il tombe en plein tournage d'un film sur... Blacky tué par les Nazis en 1944.


L'un des grands paradoxes du film est dans ce jeu sur la liberté et l'enfermement. Marko, en extérieur, paraît plus enfermé que Blacky et les siens. Il les espionne avec envie, voire même jalousie. Regrets ? Peut-être.
Regrets à coups sûrs chez Natalya. « Je ne peux pas te regarder quand je suis à jeun. »
Regrets d'avoir trahi ? Regret de ne plus être avec eux. Car c'est sous terre que semble être la véritable vie. Là encore, la métaphore est forte, et le cinéaste l'exploite jusqu'au bout. Jusqu'à l'explosion de cette cave, jusqu'au retour vers l'extérieur. Jusqu'à la vérité dévoilée.
Le monde d'Underground est triste, une fois de plus. Et un monde poétique. Dans cette deuxième partie, Kusturica nous réserve des scènes extraordinaires, surtout autour du couple de Iovan.


3ème Partie : la Guerre
Le fin fond de l'horreur. Les énormes machines de guerre, la mort et la destruction. Ces « putains d'enculés de fascistes de merde » qui se perpétuent, changeant de noms selon les époques, mais pas de méthode ni de volonté. Les images fortes, inoubliables, s’enchaînent. Le réseau de routes souterraines. Le sang qui ruisselle le long des parois. Le fauteuil de Marko en flammes.
Et malgré cela, c'est finalement le rêve qui l'emporte. Parce qu'il est impossible qu'un conte se termine mal. Et parce que la vie vue par Kusturica, c'est un conte. Un conte rempli de filles peu farouches ; de virées alcoolisées jusqu'à ne plus tenir debout ; de mariées qui volent au-dessus de la table de banquet, son voile effleurant délicatement les invités ; de singes qui tirent des obus dans un char fabriqué maison ; et surtout de cette fanfare jouant à l'infini les notes entraînantes d'un Goran Bregovic décidément exceptionnel, auteur d'une musique qui deviendra un des symboles de la lutte contre Milosevic (encore un putain d'enculé de fasciste de merde, celui-là).


En conclusion, Underground est un des plus grands films contre l'oppression et la guerre, un tourbillon de mort et de musique, une allégorie passionnante (que ce soit dans sa version courte ou dans les cinq heures du montage pour la télé). Avec ce film, Kusturica a atteint le sommet insurpassable de son cinéma, là où tous ses talents devaient logiquement aboutir.


[le 11ème de mon Top 10
En le revoyant hier, pour la énième fois, j'ai chialé comme une madeleine.]


https://www.youtube.com/watch?v=UqOL7LOR6ko

SanFelice
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le 13 mai 2016

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