La femme qui voulait devenir un être humain


« Je suis la porte ; si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera, et il sortira. »



Janus ou le choix de la vie


C’est dans l’intimité d’une nuit électrique que s’envolent brutalement les promesses d’avenir de Marina, témoin impuissant de la mort d’Orlando, son compagnon. L’euphorie joyeuse de cet amour passionnel disparaît à la lumière aseptisée de la clinique qui révèle dans sa nudité froide et oppressante les faiblesses de la jeune femme exposée aux menaces extérieures. Car la multiplication des indices et la révélation d’éléments troublants sur le décès sèment le doute sur l’identité et les motivations de Marina qui devient à la fois la malheureuse victime et le principal suspect dans cette affaire. Dans un climat de tension sur fond d’intrigue policière, l’enquête tourne à la persécution. Interpellée par la police et prise à partie par la famille du défunt, elle cherche à fuir en adoptant une attitude défensive et rejette toute responsabilité en contournant le problème. Témoin du travestissement naturel des corps et des sentiments opéré durant la nuit, le spectateur prend lui aussi part à la recherche des preuves. Troublé par la beauté plastique des formes éclairées par la lumière changeante de la vérité révélée au grand jour, il accompagne la progression dramatique du récit toujours aussi noir vers l’affirmation positive de l’identité de Marina. La dimension factuelle des indices du début finit par disparaître à mesure que s’élabore une réflexion plus large sur le Masculin et le Féminin, au cœur de la recherche esthétique engagée par Sebastián Lelio. Le choix des chutes d’Iguaçu en préambule du film annonce d’une certaine façon le questionnement ultérieur du film ; frontière naturelle entre l’Argentine et le Brésil, la beauté sauvage de cette merveille naturelle peut également être envisagée sous l’angle de l’union des flots en furie. Les nombreuses oppositions successives développées dans le récit – nuit/jour, travail/loisir – finiront elles aussi par se rencontrer au point de convergence de notre regard éduqué.


Masculin/Féminin


C’est bien d’un travail qu’il s’agit ici à travers l’histoire d’une construction corporelle et d’une affirmation morale qui posent comme principe fondateur le droit à la différence. La différence incarnée par l’évocation récurrente de la chimère, créature composite réunissant les projections rêvées et les utopies esquissées dans un corps unique aux nombreuses qualités. Utilisée comme adjectif par une de ses détracteurs, le recours à cette figure mythologique peut être interprétée de différentes manières. Car si dans la légende, la victoire du héros – ici celle de la famille du défunt – est vécue comme le triomphe de la justice sur le mal, dans le film il est plutôt question de la victime qui sort de sa monstruosité pour s’affirmer en tant qu’individu. De nombreux éléments annoncent cette transformation. La forme fermée du collier porté par Marina tout au long du film finit par se transformer en clé sur le dernier plan signifiant l’ouverture et la promesse d’une vie nouvelle ; la voix exprimée à travers les chansons populaires parvient à s’élever au niveau du chant lyrique devant une salle de concert comble ; les déménagements successifs et la mobilité extrême de la jeune femme laisse place à une installation définitive qui signe le passage à une nouvelle étape. La rupture du couple, d’abord vécue comme une fragilité par la personne restante, provoque également une réflexion plus profonde en Marina qui doit comprendre sa genèse, les raisons de son épanouissement et les freins qui l’empêchent d’accomplir son deuil. En surmontant ces épreuves qui la ramènent toujours au corps, elle finit par trouver la sérénité et l’équilibre tant désiré.


La Vénus au miroir


Aiguisée par le regard des autres et exacerbée par le poids des constructions sociales, la posture du rejet et de la dissimulation est fréquente face à un corps en pleine mutation. Défiant la fatalité, l’amour porté par Orlando pousse Marina à continuer à se battre pour achever sa transformation physique. Prolongeant le choix d’apparence subi par le devin Tirésias dans la légende grecque, Marina actualise le discours sur l’hermaphrodisme en intégrant une part égale de masculinité et de féminité à son comportement affirmé par l’existence d’une identité forte défiant l’apparence physique au profit d’une certitude intérieure qui ne demande qu’à s’exprimer librement. C’est pourtant comme une figure contemporaine de la Vénus classique que son personnage aborde le thème du nu féminin à travers les reflets permanents des miroirs à la nature changeante qui traversent le film. Tantôt fixes, ondulants, réfractés ou déformants, les nombreuses surfaces de verre permettent de fixer le regard et de provoquer la beauté d’un corps qui n’a de parfait que son assurance flamboyante et sa démarche impériale. Prolongeant une longue tradition historique, Sebastián Lelio s’inscrit à la suite du Parmesan, de Vélasquez, d’Ingres ou de Rubens en convoquant la figure élancée de la femme étendue, toute plongée dans la contemplation de son reflet. Au-delà de cette figure sensuelle et volontairement provocante du corps de la femme se dessine également une réflexion plus subtile sur sa place ainsi que sur son identité. Il ne suffit pas de ressembler à une femme ou de se soumettre à un ensemble de règles pour revendiquer cette appartenance ; sans entrer dans la logique de domination parfois évoquée dans la tradition féministe, on peut facilement s’orienter vers une acceptation plus universaliste et moins identitaire où la dimension plastique et esthétique peut davantage s’affirmer.


Esthétique maniériste


A travers les jeux de lumières éclatants tour à tour très saturés et contrastés – en particulier par une lumière crue – qui insistent particulièrement sur les lieux de vie nocturnes, du sauna à la boîte de nuit, se dégage du film une esthétique maniériste d’une grande finesse. Une femme fantastique révèle un goût exquis pour la superposition de plans pastels et d’images d’une grande pureté visuelle au naturalisme subtil. La maîtrise parfaite des zones d’ombre et des scènes de fêtes sous l’œil avisé d’une caméra à l’angle serrée exacerbe l’érotisme esthétisant de corps déformés par la puissance déclenchée par la tempête visuelle et sonore qui s’abat sur la réalité. A la frontière du fantastique, le film nous plonge dans la vie de Marina dont l’exploration intérieure au tracé sinueux et complexe à valeur introspective nous rend témoin de nombreuses incohérences – comme cette tempête qui menace de l’emporter – dont les apparitions participent pourtant à l’expression d’une subjectivité qui s’affirme progressivement. Si par maniérisme on entend toute tendance à la transformation arbitraire et à la déformation du réel, alors le film de Sebastián Lelio s’y prête au jeu avec talent tant la nature du corps prend ici un caractère très éphémère orienté vers l’accomplissement de soi le plus total.

FrançoisLP
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le 23 juil. 2017

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