Le générique démarre, des bruits de voies ferrées se font entendre. Les premières images d'Une journée particulière montrent le train qui amène Hitler de Berlin à Rome, début mai 1938. Les huit premières minutes sont ainsi constituées d’images d’archives authentiques du Führer, accueilli triomphalement par la foule italienne et par son allié Mussolini.
Puis, dans un lent et fluide plan-séquence, la caméra glisse du drapeau nazi étendu sur le devant d’un immeuble pour l'occasion, vers la cour de l’imposante résidence filmée en contre-plongée, qui va être le théâtre de ce huis-clos. La caméra navigue d’une fenêtre à une autre – montrant les habitants qui se préparent à aller acclamer la venue d’Hitler dans les rues de Rome – puis se pose sur celle d’un petit appartement où Sophia Loren apparaît…


Surprise de taille : Loren, loin de l'image de bombe latine qui lui collait à la peau dans les années 60 (La ciociara), apparaît ici éreintée, marquée par la vie, souvent perdue dans ses pensées et mélancolique - bien qu'elle prétende l'inverse. C’est Antonietta, une mère de six enfants qui vit avec son mari, macho et dominateur. Toute la famille se dévoue corps et âme au Duce et se met sur son 31 pour aller défiler lors de cette journée « historique ! ». Mais Antonietta n’est pas conviée à la fête : elle doit entretenir la maison et préparer le repas, elle devra se contenter de suivre l’événement à la radio, depuis l’appartement familial.
Elle n’est pas la seule à rester cloîtrée dans cet immeuble : c’est aussi le cas de l’un de ses voisins, Gabriele, un journaliste de la radio italienne campé par Marcello Mastroianni, dont elle va faire la rencontre…


C’est l’histoire de leur journée particulière qui est contée dans ce film.


Cette histoire, c’est une parenthèse de liberté pour deux victimes. Deux êtres emprisonnés dans un monde absurde, mais l'un des deux n'a pas conscience de l'être. Deux âmes pures qui se rencontrent par un amusant hasard (... un mainate s’échappe de sa cage) et, tels deux aimants attirés l’un par l’autre, se découvrent puis se lient d’amitié.


Ce qui frappe dans ce drame d'Ettore Scola est l’intensité que ce dernier arrive à déployer avec un minimum d’effets. Les éléments qui constituent le film paraissent d’une grande simplicité :



  • Deux personnages que tout (ou presque…) oppose : une mère au foyer et épouse dévouée, endoctrinée par le régime fasciste de Mussolini, et un paria de la société, un ancien journaliste à succès qui vient de se faire renvoyer pour son homosexualité.

  • Un couple d'acteurs mythique (qui partageaient déjà l'affiche dans Mariage à l'italienne) : deux monuments qui incarnent ici des rôles à contre-emploi - sans doute s’agit-il de la prestation la plus juste de Loren, d’une authenticité et d’un naturel si touchants, complémentaires avec la performance d'un Mastroianni torturé mais toujours dans la retenue.

  • Pour seul décor, deux appartements au sein d’un immeuble vide, dont la vétusté et l’austérité contrastent avec l’élégance et le rayonnement des deux acteurs - le tout filmé dans des couleurs désaturées, avec des teintes sépias du plus bel effet.

  • Et en arrière-plan sonore, les chants patriotiques italiens et allemands de la parade fasciste (dont rien ne sera judicieusement montré à l’écran, si ce n’est les quelques images introductives), diffusés à la radio tout au long du film.


L’esthétique visuelle et sonore est particulièrement lourde de sens : les 2 personnages, bien que libres à leur domicile, sont astreints de rester enfermés dans ce lieu carcéral dépourvu d’intimité et de liberté (chaque fenêtre donne sur l’appartement d’en face, la concierge épie les moindres allées et venues), où tout leur rappelle que le régime fasciste d’une part, et les convenances machistes et bienséances viriles d’autre part ont la mainmise sur eux. Voilà deux personnages laissés-pour-compte qui n’ont aucun pouvoir sur leur vie… si ce n’est le temps de cette journée à deux.


Avec ces seuls éléments, Scola construit un chef-d’œuvre sobre mais si bouleversant, qui comporte ses moments de grâce semblant échapper au temps (la scène emblématique du linge où les masques tombent ; la scène d’amour comme ultime moyen pour les deux héros de s’affranchir de leur condition) et aussi ses moments pleins d’amertume (la scène des adieux - qui n’en sont pas - lors de l’arrestation de Mastroianni préfigurant sa déportation, à laquelle Sophia Loren assiste, muette, depuis sa fenêtre, avant de regagner, contre son gré, le lit conjugal quelques instants après).
Bouleversant, car c’est toute la complexité humaine qui est montrée à l'écran : Scola n’affiche jamais la prétention de livrer des leçons politiques ou moralisatrices, ses personnages ont leurs failles et leur grandeur d’âme. Leurs certitudes s’ébranlent et ils doutent, se révoltent, sondant leur identité : par quoi se définissent-ils ? Serait-ce par leur appartenance au régime, ou leur construction familiale, ou encore les apparences auprès des autres ? Acceptent-ils de jouer le rôle que leur impose la société ? Mais ont-ils seulement le choix : est-il possible d’être libre dans une société « où tous les jeux sont faits » (pour reprendre les mots de Loren dans le documentaire sur sa vie, Sophia Loren, une destinée particulière) ?


Sur la forme de la narration (en vertu de l’unité de lieu et d’action) et les questions qu’il soulève, c’est comme si Scola filmait une tragédie grecque, qui plus qu’une dénonciation du fascisme (par extension, du totalitarisme), des conditions de la femme ou encore de l’homophobie – en réalité, ils ne servent, respectivement, que de contexte répressif et de prétextes idéaux pour mettre en exergue la marginalisation des individus – se veut avant tout une prise de conscience sur la solitude et l’emprisonnement intérieurs, sur ce qui forge l’identité face à l’absurdité du monde.


Et tel le mainate qui s'envole, Loren et Mastroianni s’élèvent, le temps d’une journée, au-dessus du monde dans lequel ils vivent.

lomov
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes XXème siècle, mon anthologie et Sur les rayons de ma filmothèque

Créée

le 12 mai 2022

Critique lue 259 fois

17 j'aime

8 commentaires

lomov

Écrit par

Critique lue 259 fois

17
8

D'autres avis sur Une journée particulière

Une journée particulière
Fosca
9

Les Ailes du Désir

Du granit de la cour jusque dans les hauteurs mitoyennes, traversant rideaux et fenêtres, résonne les champs et discours du parti : "fascisme, fascisme...", ils n'ont que ce mot à la bouche. Depuis...

le 26 janv. 2016

50 j'aime

9

Une journée particulière
Docteur_Jivago
8

Sous le signe du fascisme

Rome, 8 mai 1938 : Mussolini et Hitler se rencontrent. Presque tous les romains ont déserté leurs habitations pour pouvoir assister à la cérémonie, sauf dans un grand immeuble où Antonietta, mère...

le 16 sept. 2015

45 j'aime

15

Une journée particulière
SanFelice
9

"on se soumet toujours à la mentalité des autres"

Oh oui ! C'est vraiment une journée particulière. Une journée essentielle dans l'existence de l'Axe Rome-Berlin. Le Führer en visite chez son ami Mussolini, ça se fête. Et, en effet, on déploie...

le 18 janv. 2017

32 j'aime

Du même critique

Une journée particulière
lomov
9

Tel le mainate qui s'envole...

Le générique démarre, des bruits de voies ferrées se font entendre. Les premières images d'Une journée particulière montrent le train qui amène Hitler de Berlin à Rome, début mai 1938. Les huit...

le 12 mai 2022

17 j'aime

8

Mère et fils
lomov
9

Pietà inversée sur toile de maître

Une peinture de l’amour, celui d’un fils dévoué, portant dans ses bras sa mère au crépuscule de sa vie, à l'écart du monde, au-delà des vallons baignés d’une étrange lumière chaude. Une peinture du...

le 30 mars 2020

11 j'aime

7

Top Chef France
lomov
5

La cuisine au leurre

De la spectacularisation grandiloquente de la gastronomie à la fidélisation addictive du téléspectateur : petite plongée dans les rouages bien huilés d'une téléréalité comme une autre. [Étude...

le 1 juin 2020

10 j'aime

4