L’esthétique de Terrence Malick fait académie. Il y a maintenant « l’école Malick », dont la mise en scène et la mise en image sont autonomes de tout ce qui se fait ailleurs. Il y a un relief, il y a des aspérités, il y a une géologie propre. Il y a une forme. Parler d’un film de Terrence Malick c’est surtout s’attarder sur la forme. Et s’il y avait une géologie du plan chez Terrence Malick ?
De retour avec Une vie cachée, le réalisateur américain place ses personnages dans un lieu et une époque définies, en l’occurrence la campagne Autrichienne de la seconde guerre mondiale. Cette description définit déjà une bonne partie du synopsis, du moins ce à quoi la caméra s’intéresse vraiment. Il faudrait ajouter à cela, que l’on suit l’histoire vraie du paysan Franz Jägerstätter, qui refusa de se battre au près des nazis. Et comme on est chez Malick, la thèse du film se prononce, en voix off : « Mieux vaut subir l’injustice que la causer ».
À partir de là, Malick s’attarde sur la vie dans ces champs pentus des montagnes autrichiennes. Le travail de ce paysan, de sa femme Fani, de leur entourage. Il situe l’église, il situe le village. Il implante sa situation et vit dedans avec sa caméra mouvante. On sent presque comme un amusement à filmer les lieux. Le décor n’est pas beau parce qu’il fait carte postal, il est beau parce qu’il est animé, parce que ça vit dans le plan – image vivante –. En face, Hitler, préfiguration du mal, apparaît en image d’archive – image morte –, profitant du plein air autrichien. Le décor est pour lui une terre de vacances, foyer plutôt que bastion, d’où il semble envisager une coopération Allemagne-Autriche.
L’essentiel d’Une vie cachée est peut-être là : là où les nazis voient une nation, une idéologie, une stratégie, une projection, une race, Franz voit une terre à travailler, des plantes, des roches, des humains. Le film est le récit, recousu par un poète, de comment les idées des classes dominantes s’insinuent dans les classes laborieuses, et dévorent leur réel. Le porte-parole/idiot-utile étant le Maire Kraus, qui manipule un vocabulaire fasciste entendu et répété – comprendre peu compris et rabâché –, qui sonne faux à l’oreille de Franz. Il y a dans le film, le monde de ceux qui vivent par le corps et la sensation, et ceux qui vivent par les idées. L’ennemi du paysan n’est pas le criquet pèlerin, c’est l’idée ; changeante, injuste, volatile, manipulée, infirme de tout sens du vivant. L’idée, décorrélée de l’expérience du corps, de la sensation, du décor si présent autour des personnages, est un danger manipulateur. Franz n’a pas eu besoin de l’idée de nation ou de race pour cultiver sa terre, aimer sa femme et élever ses enfants, pourtant l’idée de la nation s’est largement permis de récupérer cette imagerie du travailleur père de famille pour l’imposer au même travailleur père de famille. Franz est redevable par sa seule posture de vie, de l’idée insistante de quelques allemands antisémites ; il est manipulé par ce qui ne devrait pas être une idée mais une expérience du corps.
Le travail de cinématographie de Jörg Widmer suit l’héritage du bien connu Emmanuel Lubezki, directeur photo de Malick depuis son retour avec The thin red line (1998), et propose la galerie d’image Malickienne à laquelle on est maintenant habitué. Si la focale courte est normalement celle qui distance le premier plan des autres, Malick et Widmer compense cela en se rapprochant de leurs sujets. Parfois même trop près, quitte à ne pas respecter la distance minimum de mise au point de l’optique, et ne pas avoir tout à fait le point sur les sujets. Opposition intéressante à la mode de la longue focale censée « faire plus cinéma »… De la même manière, là où la tendance esthétique est au flou omniprésent, ils décident de travailler avec un diaphragme fermé, ce qui agrandit la profondeur de champ visible, et dessine ce fameux soleil en étoile (les branches de l’étoile étant la diffraction des lames du diaphragme). Le duo prend le risque de faire rentrer de la vie dans son plan, et d’inclure dans son cadre des éléments qui racontent autre chose que l’émotion censée prédominer. Franz et Fani se disputent, un chien rentre dans un bord cadre, une poule essaie de s’envoler, la montagne regarde tout ça. Dans une séquence de Malick, il n’y a jamais qu’un sujet, il y a une situation. On note une obsession particulière sur les mains, ce qui dit bien le fétiche de la sensation et du contact chez Malick.
Bien sûr le formalisme précis du réalisateur culmine dans l’art du montage. Le jump cut de Malick est comme le décadrage de ses plans, il n’est là que pour rappeler qu’il y a une continuité à laquelle nous n’avons pas accès. Il se fiche de présenter un personnage, de raconter son arrivée, son passage et sa sortie, de millimétrer ses actes et ses paroles. Au lieu de ça, il l’introduit dans le cadre, dans le montage, dans le son, comme s’il était déjà là, parfois comme s’il n’était pas encore là. Il lui fait dire quelque chose, puis monte la scène en jump cut, la voix oscille entre la voix synchro et la voix off, son corps peut disparaître ou réapparaître, mais le personnage a accédé à la continuité du récit.
La continuité Malick ce sont des temps parallèles, qui se consument, qui se contredisent, ou qui se rejoignent. Des temps morcelés, mais une émotion lancinante : l’attente d’une lettre, l’attente de la fin de la guerre, l’attente de la justice. Les décors changent d’une image à une autre, mais le son demeure celui d’un seul plan, ce qui empêche de définir vraiment l’origine du monde sonore entendu. Cette narration permet au duo piano/violon de James Newton Howard de s’étendre souvent sur quelques minutes, quitte à étourdir notre attention des images. Avantage : on peut écouter la bande-originale du film individuellement et facilement revoir les plans du film en vrac dans sa tête.
On peut tout de même reprocher à Une vie cachée – voir à Malick lui-même – d'être trop mièvre, de ne pas prendre le risque du vrai jusqu'au bout et de projeter sur les situations de son film un mélancolisme à l'américaine bien huilé. On regrette aussi la langue, l’anglais. L'allemand-autrichien n'étant qu'un bruit, un amalgame folklorique, qui se bat pour exister au milieu d'un paysage foncièrement autrichien, et pas du tout américain. L'anglais apparaît comme une doublure forcée, et les choix de l'allemand sont souvent des interjections, des bruits de fond vagues, ou des cris radiophoniques hitlériens. On connaît la bêtise américaine sur le sujet, mais c’est toujours dommage.
Un film qui reste important, en cela qu’il questionne l’importance d’être un traître fier face à celle d’être un planqué heureux, qu’il reformule la dangerosité de propager l’idée plus que la sensation, et qu’il propose le récit des résistants silencieux. Un bel hommage, tenu par une géologie précise et inspirée.