Une ville sans âme, dans laquelle flâne ça et là quelque esprit, circule quelque bateau fantôme, s’étouffe dans l’image quelque Klaxon de voitures invisibles. La ville est morne. Elle est la symétrie parfaite de la Ravenne du Désert Rouge d’Antonioni : comme l’écrit Jean-Louis Comolli dans le numéro d’Octobre 1964 des Cahiers, « au milieu du Désert, il y a l’Oasis. Du moins, il est bon de croire que l’Oasis est au milieu du Désert ».

Pour l’indolent Yusuf, il est bon de croire à l’Oasis. Or, si c’est l’acte manqué et l’espoir étouffé qui cantonnent son parcours dans le désert neigeux qu’est Istanbul, son départ n’est pas le signe d’un échec, seulement la marque au fer rouge de son esprit vivant, le seul peut-être de toute la ville, heurté, commençant tout juste à s’abîmer, à s’éroder.

 L’environnement absolu, celui qui s’impose au sujet, ne peut pas ne pas influer sur l’environnement intérieur du sujet. Car la neige n’est pas pure, déjà elle se mélange à la boue, et plus encore, elle n’est pas éternelle, demeure seulement l’espace d’un soir, déjà fondue le lendemain sans que personne ne s’en soit aperçu ni même soucié. La neige peut bien continuer de tomber, cela ne fait rien pour les esprits invisibles qui peuplent la ville, ils ne la regardent pas, ils ne s’y montrent pas. Chacun suit son propre chemin hors-champ, à l’image de cette ex-épouse de Mahmut s’apprêtant à recommencer une vie nouvelle au Canada. 

Et comment trouver la lumière (photochimique pour le photographe au sens propre, espoir pour le jeune campagnard au sens figuré) quand on est dans la grisaille urbaine et céleste ? Comment capter le rayon quand la mer, le ciel, les nuages, les bâtiments, les bateaux, la vie, tout se confond (ou s'éloigne) en une masse opaque ? On photographie alors des carreaux. On ignore le dehors pour proposer les ornements du dedans. Si tout se passe désormais dedans, que reste-t-il du regard et de l’espoir ? Il reste l’espoir du spectateur à imaginer une vie pour ce jeune Yussuf, retournant malgré tout dans sa campagne, sans travail, sans perspective, sans lendemain apparent. Car, Yussuf, au contraire de Mahmut, possède encore un regard : lorsque les deux « cousins » s’arrêtent en voiture sur la route, Mahmut pense, en photographe, au paysage qui, par le hasard (ou plutôt le tracé réfléchi) de la route, se propose à lui. L’espace d’un instant, il pense renouer avec sa prétention artistique de jeunesse, démarche intellectualisante et se voulant infiniment tarkovskienne. L’espace d’un instant, le spectateur croit voir, à travers le surcadrage de la fenêtre de la portière, sa vision, son regard. Or, l’unité s’estompe une fois de plus : « oublie » dit Mahmut à un Yussuf déjà prêt à dégainer le matériel photo de son logeur. Yussuf, lui, voit le paysage, le regarde, y croit. Mahmut, le voit, le regarde avec rancœur, puis raille sa propre intention comme pour se sauver lui-même du dépit et du dégoût de l’échec inavoué.

Le plan final cherche pourtant à saisir le regard de Mahmut, il le force par le zoom. Pourtant rien n’en sort, la pupille, l’iris, la cornée, tout le globe est scellé. Ses yeux ne regardent pas les bateaux, de toute façon qu’y a-t-il à voir, si ce n’est un désert ? Ses yeux pensent encore l’Oasis conditionnelle ou bien la déplorent car elle est à distance, trop loin.


PS : Je suis bien forcé de lui attribuer une note pour pouvoir poster la critique. Je le regrette. Je lui mets donc 10 sans pour autant considérer l'oeuvre parfaite. Je ne quantifie pas ma satisfaction ou ma pensée. C'est pourquoi je prends le temps de rédiger une critique de toute façon.

cocosmonaute
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le 18 mars 2024

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