Pour qu'un biopic soit bon, il faut que le film soit bon : c'est une réflexion totalement plate et pourtant, avec toutes les daubes réalisées sur Churchill, De Gaulle, Eiffel, Veil, Napoléon et bien d'autres sorties ces dernières années, sur lesquelles une partie non négligeable du public se précipite sans hésiter, en croyant probablement qu'il y a équivalence entre sujet sérieux et traitement réalisé avec sérieux, il faut quand même rappeler qu’un biopic, si c'est grossièrement joué, si l'image est couleur gris pastiche hideux, si ça se complait toujours dans les mêmes poncifs, en bref, si c'est cinématographiquement nul, eh bien c’est tout simplement nul. Parler d’une personnalité réelle ne devrait en aucun cas dispenser un cinéaste de porter un regard, de proposer quelque chose qui lui parle, qui lui fasse un tant soit peu envie. La seule raison qui devrait pousser quelqu’un à faire un film à partir d’un sujet historique, c’est, comme pour tout le reste, que ce sujet soit pour lui une source d'inspiration artistique.

Et ici, ce qui intéresse Maurice Pialat chez Van Gogh, c’est le fait qu'un peintre, sans grande renommée, entretenant des relations compliquées avec son frère, vienne passer deux mois pour se ressourcer dans une petite ville et finisse par se tirer un balle. Au-delà de ça, il n’y a pas grand-chose qui vienne du véritable Van Gogh dans ce film, mais Pialat se sert de cette base pour dresser le portrait remarquable d'un homme dépressif, au bout du rouleau, avec une dimension autobiographique plus ou moins assumée de la part du cinéaste. Pialat se fiche de l’oreille coupée et de la maladie mentale qui constituent la légende du peintre hollandais, ce n’est tout simplement pas le projet du film de répéter en long et en large les passages obligés du biopic standardisé auquel on a toujours droit. Même le suicide de Van Gogh, qui aurait pu constituer l'apothéose dramatique du film, se déroule hors champ et donne lieu à une séquence d'agonie calme, froide et interminable, sans la moindre emphase lyrique. Même l’explication que nous livre Pialat sur l’état du peintre est bien plus simple que toutes les hypothèses médicales que l'on pourrait attendre : Van Gogh était tout simplement un homme, avec tous les défauts qui l'accompagnent, ravagé par l’alcool et la dépression. Pas de syphilis ou de schizophrénie pour justifier scénaristiquement le fait qu'il aille mal, encore moins l’idée que c’était un génie incompris seul contre tous. Le Van Gogh dépeint ici est souvent désagréable, très solitaire, là où son entourage essaie au contraire de tout faire pour l’aider, avec toutes les maladresses que ça peut impliquer. La prestation de Jacques Dutronc est brillante. Il essaie parfois vaguement de faire bonne figure, de s’intégrer à la vie du village où il passe ses derniers jours, Auvers-sur-Oise, mais semble constamment retenir une plaie qu’il a en lui, qui finit toujours par se rouvrir et le ramener à sa solitude, chose que l'on retrouve très souvent chez ce réalisateur. Même dans la courte relation qu’il entretient avec Marguerite, tout finit par retomber, et ce sans raison particulière, si ce n’est cette force qui le ronge de l’intérieur et qui coupe ce fantôme du reste du monde. Mais tout cela ne passe jamais par des mots, tout est dans le jeu, très sobre mais d’une grande précision, de Dutronc, qui marmonne tout juste certaines de ses répliques, les accompagne parfois d’un sourire désabusé, et qui a constamment ce regard habité, encore plus captivant lorsque qu’il s’appuie le canon d’un révolver entre les deux yeux et que Pialat filme ça en plan fixe dans le silence complet. Ce Van Gogh est probablement l'un des personnages les plus fins, riches et humains que le cinéma ait pu offrir, et avec une sobriété magistrale.

Malgré la dimension fondamentalement tragique du sujet, ce qui est complétement unique dans ici par rapport au reste de ce qu’a fait Pialat, c’est que le traitement est d’une grande douceur, loin de Nous ne vieillirons pas ensemble ou À nos amours, beaucoup plus courts, avec de grands accès de violence et des ellipses extrêmement brutales, ceux-ci étant toujours présents, mais largement atténués. Van Gogh est un film long, solaire et ensoleillé, constitué presque exclusivement de scènes quotidiennes, de déjeuners, de danses, où s’entremêlent plein de personnages, et qui parvient à ne jamais dévier de son sujet, ne se perd à aucun moment et construit à la perfection tout un microcosme, sans laisser un seul personnage à l’écart. Lorsqu’ils sont à l’écran, les bonnes, les cuisinières, les brasseurs, les prostituées, le médecin et l’idiot du village ont autant d’importance et de complexité humaine que le peintre. Ce n’est peut-être pas le film de Pialat qui frappe le plus par des moments particulièrement intenses et violents, ça ne se finit pas sur un dîner où le réalisateur en personne rentre dans la pièce et démonte tous les personnages un à un avant de se faire gifler devant le caméra par une de ses actrices, mais c’est sans doute son film le plus riche, avec toutes ces micro-réactions, cette spontanéité qui anime chaque scène et dont il se dégage tellement. Il faut dire que c’est aussi le plus réussi techniquement : le film bénéficie de plus de moyens que les précédents et Pialat peut se permettre d’intégrer beaucoup plus de vie à la figuration, sans parler de la reconstitution de l’époque qui est impeccable. Tout ça permet à Pialat de prendre son temps, de laisser les choses vivre sans avoir recours à des scènes particulièrement brutales, c’est dans la durée que naît toute l’intensité du film. Comme le dit Alexandra London dans une scène : « Vincent, c’est une succession de moments de faiblesse, mais au bout, quelle force ! ». Voilà une réplique qui résume tout le film. Tout est dans les moments, les interactions et les éventuelles discontinuités que seul un traitement aussi naturaliste peut offrir, de telle sorte qu'il y a toujours dix choses à voir dans le cadre et qu'on ne s'ennuie jamais. Et en revoyant le film, on se rend compte aussi à quel point la moindre réplique est cohérente avec tout le reste et comment l'histoire qui est racontée n'apparaît en fin de compte que par la somme de ces petites subtilités qui se dégagent du quotidien, montrant que rien n'est laissé au hasard et que même si Pialat n'a conservé que des strates, les personnages sont superbement écrits et les acteurs semblent les vivre et avoir tout intégré de leur personnalité. Van Gogh, c’est un film qui capte une succession de temps présents, mais qui n'hésite pas à en tirer le maximum en les faisant durer très longtemps, comme la scène du bordel, tellement généreuse, génialement euphorique et pourtant interminable et même physiquement épuisante. Tout fonctionne ainsi comme la somme de tous ces petits riens. Dans ce genre-là, il y a une scène absolument parfaite, lorsque Van Gogh est dans le jardin et peint Marguerite (que Gérard Séty appelle Clémentine par erreur à plusieurs reprises dans le film) pendant qu’elle joue au piano derrière l’encadrement d’une fenêtre. On entend à la fois la musique, les oiseaux, la cuisinière qui appelle à venir à table, la magie opère complétement. Il y a quelque chose d'absolument savoureux dans le fait d’inscrire Van Gogh dans un quotidien aussi banal, sans jamais que l’on oublie la grande mélancolie qui plane sur ces instants et qui va faire retomber froidement toute la joie dans la dernière demi-heure.

À côté de ça, la peinture est un sujet qui passe assez au second plan, ce qui peut surprendre pour un film sur Van Gogh et dont le titre ne nous fait pas oublier qu'il s'agit bien de Van Gogh. À la demande de Dutronc, on ne voit quasiment jamais le peintre en action. Cela ne veut pas dire que le filme passe à côté de son sujet, au contraire. La peinture est ici traitée comme tout le reste, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de plus physique, matériel, et quotidien. Sa dimension marchande, souvent mise de côté par les biopics, est au centre des relations entre les deux frères. Elle apparaît aussi lorsque Marguerite joue avec la palette et commence à mélanger les couleurs, provoquant l'agacement de Van Gogh qui ne peut financièrement pas se permettre d'en gâcher. Dans les fulgurances où l'on voit Van Gogh peindre, Pialat montre et fait entendre de près les frottements du pinceau ou du couteau sur la toile, restant là aussi sur quelque chose de très organique, physique (le film s'ouvre d'ailleurs là-dessus, dans l'un des plus beaux ralentis que j'ai vus au cinéma). Il filme également le nettoyage des outils et la place que tout cet attirail prend dans l'hôtel de Ravoux ou dans les placards de Théo. Les commentaires que l'on entend dans le film sur l'art de Van Gogh sont ceux de gens ordinaires, ce qui évite toute lourdeur. Il n'y a aucune insistance grossière sur ce qui fait son talent. Au contraire, les regards qui son portés sur son œuvre sont souvent soit hypocrites, soit négatifs, et au bout du compte, il se dégage un certain nombre de propos intéressants sur la peinture sans que ce soit lourd et insistant.

Si le vrai cinéma est cet art qui relève de la sensibilité de celui qui filme, qu'il est question de capter l'émotion dans les choses les plus réelles et pures, ce film de deux heures quarante qui ne raconte rien, et qui pourtant raconte tout, est peut-être ce qui s'est fait de mieux jusqu'à aujourd'hui.

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le 3 nov. 2023

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Beorambar

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