Certes Victoria n’est pas sans défauts. Le film hésite, se perd un peu dans le mélange des genres, ce n’est pas vraiment une comédie, même si cela ne peut pas être autre chose qu’une comédie, même quand on tend vers la romance sentimentale ou vers des instants dramatiques. Mais en réalité ces hésitations sans doute délibérées traduisent plutôt bien le côté plus que bordélique de l’histoire, du personnage et de l’époque.


On peut aussi y voir des temps plus faibles, ou répétitifs, trouver que la romance est assez convenue et son happy end plus que convenu, voire même appréhender un aspect boboïsant en milieu parisien très clos,, les séquences avec le personnage de l’ex), ou avec ses nombreuses allusions people – mais qui sont aussi très révélatrices de l’époque.


On peut encore y percevoir de nombreuse références, qu’il serait vain d’énumérer – mais c'est aussi une façon très habile de détourner tous les codes.


Victoria n’en reste pas moins une belle réussite.


Un film de femme(s) ? A l’évidence, si l’on s’en tient au cadre, une réalisatrice, un récit entièrement centrée sur sa seule héroïne, des questions aussi (mais traitée sous un angle très peu sociologique), la compatibilité entre vie personnelle, sexuelle et professionnelle, avec l’exemple, comme un leitmotiv (et rien de plus, elles n’ont aucune autre manière d’initiative), des enfants, les deux fillettes, toujours en pyjamas, livrées à elles-mêmes ou à la présence d’un baby-sitter, dans un appartement livré à un bordel apocalyptique.


Victoria, le film, offre en réalité une peinture de l’époque ; et Victoria, le personnage, est une allégorie. L’époque est folle, confond tout et toujours en accéléré, jusqu’à la caricature. Les couples s’y font, s’y décomposent – s’y recomposent aussi, après coups de poignard (ou non), procès bruyant, réconciliation festive. Et pour l’héroïne, que ses fonctions placent au centre de cet ordre illusoire (à la place de la justice, donc de l’ordre, elle est avocate), tout finit par se mêler de la plus inextricable des façons : les agressions de l’ex (qui déballe via internet des confessions passées très privées tout en se prenant pour un auteur), l’égarement des amis, tout cela finissant par déboucher, dans la sphère professionnelle, jusqu'à l'envahir, et l’impliquer très directement dans les procès qui résulteront de ces délires.


On ne peut même plus parler d’un retournement des valeurs propre à l’époque, puisque tout y devient incohérent : au procès les témoins les plus fiables sont des animaux, saisis au cours de scènes délirantes, un dalmatien (à n’en pas douter un des représentants les plus cons de la sphère canine) ou un chimpanzé grand amateur de selfies ; et pas seulement incohérent, mais profondément injuste : la seule personne sanctionnée au cours de ce procès absurde … sera l’avocate, au nom d’un pseudo manquement à une éthique professionnelle déplacée.


Les réponses sont à l’avenant, entre psy, voyante (quelques scènes irrésistibles), acupuncteur, surdose d’antidépresseurs, de stupéfiants divers, d’alcool. Les tentatives sexuelles, à peine hygiéniques, tournent au fiasco absolu, les rencontres festives à l’ennui absolu.


Une allégorie de l’époque donc – l’héroïne balance entre toutes les variantes de la dépression , de la prostration au nervous breakdown, du burn out à la bipolarité ou, à l’inverse, à la folie et à l’agitation survitaminée.


Et de façon très révélatrice, la meilleure scène du film, celle de la plaidoirie ultime (qui suit les témoignages animaliers et précède l’embellie finale, tout cela n’ayant rien d’innocent), constitue précisément une synthèse (réussie !) entre ces deux extrémités pathologiques : le phrasé adopté par l’avocate, fait de pauses étirées jusqu’à la plus extrême limite, de rebonds d’autant plus réussis qu’ils avaient suscité une énorme attente, tient précisément à un mélange détonant entre coke et somnifères.


Et la plaidoirie qui en résulte est une réussite magistrale, dignes des plus grands avocats ;


et cette étrange synthèse se situe précisément entre le moment le plus dramatique du film, son apnée, et le temps de la réconciliation romantique.


La réalisation de Justine Triet, sans aucune recherche d’effets, n’en reste pas moins d’une grande efficacité : d’abord grâce à montage qui sait traduire la frénésie de l’époque, en alternant habilement les scènes centrales (toutes celles qui tournent autour de la romance et du procès) et tous les leitmotivs sociétaux (essais sexuels, voyante, psy, enfants, ex …), tout en ménageant des pauses, des ralentissements et en jouant aussi des ellipses (les six mois de mise à pied de l’avocate). Et si les mouvements de caméra restent très discrets, on observera que les travellings prolongés correspondent toujours à des déplacements de Victoria, dans sa quête toujours vouée à l’échec (un beau travelling, par exemple, lors de la « fête » du mariage).


Et les décors mêmes, entre capharnaüm de l’appartement et du bureau et aspect très futuriste du tribunal parviennent aussi à renforcer la force du propos.


Reste enfin l’interprétation, vraiment remarquable, de Virginie Efira. Elle se fonde sur un paradoxe assez inédit, autant lié sans doute à la personnalité de la comédienne qu’à son physique : le rôle est très physique, très érotisé – et pourtant traité tout en réserve ou en distance même dans les temps les plus intimes et les plus sexués. (Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à ce qu’on lui ait récemment confié dans Elle le rôle d’une femme confite en bigoterie, à laquelle, pas forcément malgré elle, elle insufflait aussi, en sens inverse, cette ambigüité). Au-delà de ces seules séquences, elle parvient aussi à poser cette distance, cette réserve, plus sereine que distante, sur un personnage tout en excès. Il y a là, sans doute (et si on lui propose à nouveau de vrais rôles) la promesse d’une grande comédienne.

pphf
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2016

Créée

le 28 sept. 2016

Critique lue 1.4K fois

26 j'aime

7 commentaires

pphf

Écrit par

Critique lue 1.4K fois

26
7

D'autres avis sur Victoria

Victoria
mymp
7

Lost in frustration

Elle fume pas mal, et même beaucoup, comme une pompière, a une vie qui merde chimiquement (dit-elle), sexuellement déserte (ou calamiteuse, au choix), son appart est un bordel qui rendrait fou tout...

Par

le 16 sept. 2016

46 j'aime

2

Victoria
takeshi29
8

Victorira rira pas

Comme l'ont dit en leur temps les fort talentueux Cookie Dingler, être une femme libérée, tu sais c'est pas si facile... Quel bonheur d'avoir rencontré cette Victoria, sorte d'héroïne moderne, femme...

le 22 janv. 2017

39 j'aime

15

Victoria
pphf
7

21st century schizoid woman

Certes Victoria n’est pas sans défauts. Le film hésite, se perd un peu dans le mélange des genres, ce n’est pas vraiment une comédie, même si cela ne peut pas être autre chose qu’une comédie, même...

Par

le 28 sept. 2016

26 j'aime

7

Du même critique

The Lobster
pphf
4

Homard m'a tuer

Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre...

Par

le 31 oct. 2015

142 j'aime

32

M le maudit
pphf
8

Les assassins sont parmi nous*

*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...

Par

le 12 mars 2015

112 j'aime

8

Le Loup de Wall Street
pphf
9

Martin Scorsese est énorme

Shit - sex - and fric. Le Loup de Wall Street se situe quelque part entre la vulgarité extrême et le génie ultime, on y reviendra. Scorsese franchit le pas. Il n'y avait eu, dans ses films, pas le...

Par

le 27 déc. 2013

101 j'aime

11