Avec Vincere, on entre au cœur du fascisme par la porte de l’intimité. Le film investi la réalité de l’Italie mussolienne par la condition d’Ida Dalser, la première femme du Duce dont il nia l’existence, ainsi que celle de leur enfant, en la faisant interner et excluant toutes traces de leur mariage et de leur passé commun. Marco Bellochio ne s’intéresse pas aux aspects voyeurs (la vérité sur la reine déchue par une ornière people) et invoque moins le roman de l’Histoire que la contamination romantique de celle-ci. Vincere est un film passionnel et clinique : la grandiloquence y est à la fois adoubée et fixée froidement. Rien n’est paradoxal pour autant, car tout Vincere expose les stigmates d’un délire collectif manifeste mais sublime.

Cet envers intimiste permet de capter l’essence du fascisme et son attractivité. Le charisme du personnage, leader autoritaire, populiste et exaltant, est consacré ; Filippo Timi est un Mussolini magnétique, sa puissance galvanise et même au plus grotesque, il a toujours l’allure du chef intégral, du demi-dieu dissident. La dimension passionnelle, charnelle aussi, de l’idéologie et du pouvoir absolutiste (celui par-delà la simple dominance matérielle ou financière) est apprivoisée par Bellochio ; la puissance sexuelle qu’exerce Mussolini sur Ida Dalser au début du film infiltre de la même manière les populations entières (les séquences d’archives s’ajoutent à l’acte physique). C’est là aussi qu’est le point de rupture, perpétuellement ballotté par tant de pompiérisme et d’antomologisme mêlés ; lorsqu’Ida Dalser est internée, elle est la seule à apercevoir la nature du fascisme, pourtant celui-ci l’étourdit plus que quiconque.

C’est un grand opéra traduisant à merveille l’emprise d’un régime, son insinuation dans chaque balise du monde, son insertion hypocrite dans le réel. Et l’animant, car l’ivresse du pouvoir totalitaire et des visionnaires réfutant toutes les limites, politiques, stratégiques, démocratiques, imbibe le métrage. Cette fureur anti-individualiste, cette annihilation de l’esprit, subjugue autant qu’elle aliène : la conscience ne s’évanouit que pour s’abandonner au mythe en action. L’idéologie sans entrave ne séduit strictement ni par la raison ni pour les intérêts, elle séduit car elle rend amoureux.

Et c’est lorsqu’elle est exclue de ce tourbillon que Ida Dalser est à la dérive, alors qu’autour d’elles se pressent les notables et les pantins, suivant le mouvement par réflexe et caractère moutonnier quand elle-même ne déchire la toile du fascisme qu’avec la même force et pour satisfaire la même volonté que ceux qui l’adule : c’est ainsi qu’ils restaurent et pontifient leur identité, en la subordonnant. Ida Dalser, elle, se débat là où l’Empire façonne les murs et sculpte l’action, mais où il est finalement essoré, seulement fonctionnel (l’hôpital, le versant décrépit et cynique) ; sa révolte est autant celle d’une amante trahie et d’une femme oppressée par un pouvoir absurde que la seule façon de demeurer un avatar de ce théâtre emphatique mais déjà morbide. Si l’absolu ou sa parodie ne peuvent plus offrir un épanouissement spirituel et organique heureux, ils peuvent au moins enclencher une tragédie où reste à prendre le rôle de premier témoin.

http://zogarok.wordpress.com/2014/11/28/vincere/
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le 28 nov. 2014

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