Violence et passion est l'avant-dernier film de Visconti, tout en étant celui où il a été le moins investit alors que tout dans ce film déborde de son univers. Le film fut en effet difficile à produire : Visconti étant en très mauvaise santé, le huis clos était la seule manière de concevoir un film sans trop d'efforts physique, il a du concéder la production du film à un producteur d'extrême droite (pour un film résolument de gauche), et se sentant sur la fin, Burt Lancaster s'est porté garant pour terminer le film à la place de Visconti si son état ne s'améliorait pas.
Le moins que l'on puisse dire c'est que ce film déborde d'émotions et de vécu viscontien. On retrouve la troupe habituelle, Helmut Berger, Burt Lancaster et même Claudia Cardinale le temps d'une scène. Le casting est à l'image du film, alors qu'on est plongé dans un film intimiste qui parle de la famille, on a une véritable famille cinématographique à l'écran en la personne de Visconti et de ses acteurs fétiches. Cela semble ressortir du propos de ce film à la fois sourd et maniéré : le contraste entre cette famille en apparence idéale qui vient brusquer les habitudes du professeur et qui se retrouve en réalité distanciée par des personnalités fortes et marquées et des divergences idéologiques. Le vieil homme vit dans ses rêveries et dans ses souvenirs, cet univers à la fois vécu et fantasmé se retrouve confronté à cette nouvelle génération post-68.


Ce contraste entre cet idéal pictural et sa réalité rappelle très fortement les conversation piece, ce type de peinture apparu au XVIIe siècle en Angleterre et en Hollande mettant en scène des portraits de groupes de la société bourgeoise, un héritage des conversations sacrées de la Renaissance italienne et flamande. Le film déborde de cette inspiration sur la forme. Ce n'est pas pour rien Conversation piece est le titre anglais du film et que le titre original est "Gruppo di famiglia in un interno". Ces tableaux d'intérieurs débordent du film tant ils sont omniprésents. Ils jouent indéniablement sur l'esthétique très poussée du métrage, il y a chez Visconti ce goût de la culture classique et de l'esthétique, la recherche plastique, la reconstitution méticuleuse et luxueuse, celle que l'on retrouvait déjà à grande échelle dans Le Guépard ou Senso. Par ailleurs, Visconti - comme Almodovar - remplissait les consoles et les commodes des pièces de tournage, même si elles n'étaient pas utilisées pendant les scènes, tout cela pour constituer une immersion totale dans sa recherche perfectionniste de la justesse cinématographique. Les plans sont statiques et lents, le monde semble figé dans cet intérieur.


On retrouve sensiblement les mêmes thématiques que dans la plupart de ses autres films, le conflit entre les générations, la cellule familiale, avec cette notion de temps qui passe et cette nostalgie proustienne (dont Visconti était admirateur et voulait adapter A la recherche du temps perdu). Le personnage de Lancaster, très bienveillant et empathique, semble être le portrait d'un Visconti déclinant. Du moins, c'est ce que Lancaster disait. Une relation intéressante se joue entre le personnage de Lancaster et de Berger, nous ne sommes plus dans un âge où les passions amoureuses sont exacerbées, le professeur a atteint l'âge pour ne plus aimer comme un jeune homme mais comme un père. C'est très certainement un message que souhaite faire passer Visconti à son encontre, le recul sur sa vie est fort bien amené et incarnée par le professeur vivant en ermite. Il accepte de passer le flambeau, que ce monde nouveau incarné par la jeune famille fracasse son vieux monde dont il semble à la fois nostalgique et plein de regrets. Il n'est pas réactionnaire, il est de cette aristocratie complaisante avec la modernité et sachant qu'il incarne une époque révolue, accepte de terminer sa vie en emportant ce monde ancien dont il est une sorte de dernier bastion, un gardien.
Le rapport à l'art dans ce film marque le conflit générationnel : les intérêts divergents pour la musique, pour la peinture, l'esthétique différente et marquée par la reconstruction du deuxième étage de l'immense maison de Lancaster, devenu un appartement postmoderne d'après-guerre.


Toutefois, on sent une sorte de regret pour Visconti, ayant l'impression d'être passé à côté de sa vie certainement. La scène d'exhibition où les deux jeunes hommes et la fille partagent un moment intime et où Lancaster reste spectateur est riche en symbole. Helmut Berger incarne une facette que Visconti aurait aimé incarner, cette jeunesse, pas seulement physique comme dans Mort à Venise, mais bien fugace et énergisante, celle d'un monde libre. Là où le professeur a fait la guerre, s'est conformé à son milieu social et n'a pas vécu sa passion sexuelle comme la vive les trois jeunes gens, Helmut Berger lui, est de la meilleure époque, celle qui se reprend en main et contrôle son destin, bien qu'ancrée dans un contexte historique assez précis, le fascisme dans l'Italie des années 70, les Brigades rouges, tout ceci est d'actualité bien que superficiellement traité dans le film. J'y retrouve personnellement un aspect similaire au roman Stefan Zweig, sa Confusion des sentiments où une relation entre l'élève et le professeur nous fait réfléchir sur la manière dont chaque génération vit son époque, en adéquation avec ses principes de vies, ses allégeances sociales ou bien ses passions.


Violence et passion, comme dans la majeure partie des films de Visconti, ce n'est pas que du cinéma, c'est de la littérature illustrée, une mise en scène de théâtre et d'opéra, une écriture littéraire, un ensemble harmonieux de musique, le cinéma est pour Visconti une récapitulation de tout les arts. Ce film en est le plus bel exemple.

Polyde
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le 20 mai 2019

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